Figure centrale des Stranglers, le compositeur et bassiste franco-anglais Jean-Jacques Burnel fêtera les 50 ans de son groupe culte sur la scène de la Rockhal, dimanche. Rencontre.
C’est à la Rockhal que The Stranglers donneront, dimanche, le dernier concert européen de leur grande tournée anniversaire. Formé en 1974 dans la banlieue au sud-ouest de Londres par Jet Black (batterie), Jean-Jacques Burnel (basse et chant) et Hugh Cornwell (guitare et chant), rapidement rejoints par Dave Greenfield (claviers), le groupe sort ses trois premiers albums en l’espace d’un an (Rattus Norvegicus, 1977; No More Heroes, 1977; Black and White, 1978). Stakhanovistes de la scène comme du studio, les auteurs de tubes tels que Peaches (1977), Golden Brown (1982) ou Strange Little Girl (1982) se sont défaits de leur étiquette punk grâce à un style indéfinissable autrement que par leur nom propre, et qui peut évoquer la new wave, la pop sophistiquée, le rock sombre et agressif, voire la techno.
En amont de leur deuxième rencontre avec leur public luxembourgeois (après un premier concert «très cool» à l’Atelier en 2021), Jean-Jacques «JJ» Burnel, 72 ans, dernier membre du groupe d’origine après le décès de Dave Greenfield en 2020 et celui de Jet Black en 2022, refait l’histoire d’un quatuor qui ne ressemble à aucun autre. Et qui ne lâche rien depuis 50 ans.
Cinquante ans après la formation des Stranglers, le groupe reste très actif en studio et sur scène. À quel moment avez-vous réalisé que le dogme punk « no future », ça ne vous parlait plus ?
Jean-Jacques Burnel : Assez rapidement. Au début, et malgré les petites prétentions « prog » du groupe, je m’identifiais volontiers aux punks. C’était l’époque qui le voulait : on s’habillait tous pareil – Dr. Martens aux pieds, jeans et blouson de cuir noirs – et les Pistols, les Clash, les Damned, tous ces groupes, déjà formés ou pas, venaient nous voir en concert. Puis tout ça est rapidement devenu une nouvelle orthodoxie, un nouveau fondamentalisme, et nous, les Stranglers, on est devenus les blasphémateurs du punk.
C’est le clavier qui faisait grincer des dents les puristes ?
On avait pire qu’un clavier : un synthé! À cela s’ajoute aussi le fait que nous avons été les premiers en Europe à jouer avec Patti Smith et les Ramones, ce qui nous a valu beaucoup d’hostilité et de jalousie. Enfin, on a vendu beaucoup plus de disques que les autres groupes de punk, mais on jouait beaucoup plus qu’eux aussi : en 1976, notre année clé, on a fait 200 concerts. Quatre soirs par semaine, c’est pas mal – et on jouait dans des pubs fréquentés par les punks, donc après la musique, on restait toute la nuit pour la baston (il rit)! En comparaison, les Sex Pistols jouaient très peu. Ils ont été le principal argument de vente du punk, mais pendant qu’eux faisaient des séances photos dans de grands appartements chics de Londres, nous, on était considérés comme les emmerdeurs du fond de la classe.
Quand EMI a racheté notre maison de disques, ils nous ont dit : « Punk is dead et vous aussi »
Le succès des premiers albums du groupe a aussi fait polémique. Pour les punks, vous étiez des vendus?
On a bien vendu, je ne le nie pas! Un artiste a toujours envie de vendre ses œuvres, de vivre de ce qu’il fait, et y parvenir est une chance. Tu es squatteur un jour, heureusement tu as une copine qui t’héberge et qui te nourrit, et tu cherches les rades où tu peux jouer le soir pour 25 livres. Les premiers à être payés, c’étaient deux copains qui faisaient le mixage et qui nous aidaient à transporter le matos. Et puis, le lendemain, le succès te tombe dessus : ça monte à la tête, bien sûr, mais pour nous, ça a été de courte durée. L’humiliation et la défaite nous ont vite remis les pieds sur terre.
Le volet européen de la tournée des 50 ans des Stranglers se clôturera dimanche au Luxembourg. Vous pensez déjà au prochain chapitre de cette histoire ?
La seule chose qui pourrait nous arrêter, ce sont les limites de notre talent et de notre imagination (rire). Heureusement, je crois que j’ai une forte imagination et je suis toujours à la recherche de quelque chose, musicalement. À mon sens, une aventure musicale qui trouve son succès, c’est le signe pour l’artiste qui est derrière qu’il faut en commencer une autre.
Après le départ de Hugh Cornwell en 1990 et les décès récents des deux autres membres d’origine, vous sentez-vous comme le dernier gardien de l’histoire du groupe ?
En quelque sorte, oui. Heureusement, je ne suis pas seul. Beaucoup de monde a vieilli avec nous, et avec ce public-là, de nouvelles générations ont découvert les Stranglers. Ce sont toutes ces personnes aussi qui protègent notre histoire. Moi, pendant quelques années, j’ai refusé de jouer nos « hits » comme Golden Brown ou Peaches : ils me donnaient l’impression que les Stranglers devenaient un groupe de cabaret ou de karaoké. Quand des morceaux ne nous parlent plus du tout, c’est malheureux à dire, mais il ne faut pas les jouer.
Maintenant, j’essaie de trouver des façons différentes de jouer nos titres, d’apporter de nouvelles lignes harmoniques à des morceaux qui ne le demandent pas forcément. C’est un acte complètement désintéressé. Le groupe, c’est une démocratie. Il a fallu se battre, bien sûr. La dynamique a un peu changé maintenant, car j’ai commencé en 1974 en étant le plus jeune, et je suis aujourd’hui le plus âgé, ce qui me permet d’avoir un peu plus de soutien aussi. Mais à l’époque comme aujourd’hui, on partage tout à parts égales, les bides comme les succès, les droits et le fric. C’est peut-être un autre secret de notre longévité.
Y a-t-il, à l’inverse, d’anciens titres que vous avez peu joués en concert puis redécouverts ?
Cette année, on a joué des morceaux de l’album The Gospel According to the Meninblack (1981), qu’on n’a plus joué depuis 30 ou 40 ans parce que le disque a été très mal reçu. C’est vrai qu’il est difficile à écouter quand on n’est pas sous influence… Cet album étant devenu culte avec le temps, on a donc décidé consciemment d’en jouer des morceaux. Quand on les a retravaillés pour les proposer sur scène, je me disais : « Putain de merde, mais qu’est-ce qui leur passait par la tête quand ils ont écrit des trucs aussi barrés, rythmiquement et thématiquement? » Je ne reconnaissais pas les personnes qu’on était alors. Je pensais simplement : « Qui sont ces fous… ou ces génies? » (Il éclate de rire.)
On partage tout, le fric et les droits, les bides et les succès. C’est peut-être le secret de notre longévité
La particularité des Stranglers est que chaque album est radicalement différent du précédent. Comme si le groupe était guidé par une méfiance envers ses maisons de disques…
On a toujours expérimenté des rythmiques différentes, juste pour voir ce que ça pouvait donner. À l’époque où on a enregistré Golden Brown, United Artists, chez qui on avait signé, venait d’être engloutie par la major EMI; des employés investis, qui allaient voir les concerts et collectionnaient les disques de leurs artistes, on est passés à des mecs qui ne savaient pas quoi en foutre, des Stranglers. Ils nous ont dit : « Punk is dead et vous aussi. » On est finis ? Très bien : on leur a fait écouter cette chanson qui sortait de la norme, une valse bizarre avec du clavecin, impossible à danser…
EMI a refusé de sortir le single, mais nous, grâce à une clause dans notre contrat, on les a un peu obligés à le faire, et ces gros malins ont choisi de sortir la chanson juste avant Noël, pensant qu’elle allait être immédiatement enterrée. L’effet a été inverse, bien sûr, et quand la chanson est devenue un hit mondial, ces enfoirés sont revenus nous voir : « Est-ce qu’on pourrait avoir un Golden Brown 2? » Donc, on leur a filé un morceau de six minutes chanté en français! (NDLR : La Folie.)
Votre double culture franco-anglaise vous a amené à travailler avec Daniel Darc ou Jacques Dutronc dès les années 1980. Aujourd’hui, les membres des Stranglers jouent tous avec d’autres artistes et formations. Les collaborations extérieures, c’est ce qui enrichit le groupe ?
Rencontrer d’autres artistes et travailler avec eux, c’est toujours excitant. À chaque fois, j’ai appris quelque chose que j’ai apporté au sein des Stranglers. Le groupe a dû se réinventer après le départ de Hugh en 1990, et ça a été très dur. Aujourd’hui, je mets un point d’honneur à ce que les membres du groupe aillent chercher ces autres expériences et ramènent quelque chose de différent. Sinon, on serait juste des robots. (Pause) On peut rester confortablement vautrés dans notre succès. Moi, ça ne m’a jamais fait rêver.
Notre dernier album, Dark Matters (2021), s’est placé quatrième des ventes à sa sortie au Royaume-Uni, soit un grand succès pour nous; malheureusement, on l’a sorti la même semaine qu’Adele, Ed Sheeran et Drake. Il y a cette tendance à croire qu’après cinquante ans, les groupes « de vieux » n’ont plus rien à dire. Mais notre inspiration, c’est le monde, et il ne s’arrête pas de tourner. Particulièrement en ce moment… On vit des moments fragiles et historiques, c’est là-dedans que je puise.
Dimanche, à 20 h. Rockhal – Esch-sur-Alzette.