Nouveau pilier du rock «made in Luxembourg», Francis of Delirium, porté par Jana Bahrich, sort ce vendredi son superbe premier album, Lighthouse. Entretien avec une artiste qui garde la tête dans la musique et les pieds sur terre.
Jana Bahrich est une habituée des Rotondes, comme simple amatrice de musique ou comme artiste avec son projet musical, Francis of Delirium. Le lieu «fait partie de l’identité de Francis of Delirium», assure-t-elle : même si le duo, formé par la jeune Luxembourgeoise et le batteur Chris Hewett, de près de 30 ans son aîné, est officiellement né sur la scène de la Rockhal, lors du Screaming Fields 2019, les Rotondes sont «l’une des toutes premières salles où l’on a joué, et celle où l’on est le plus souvent retourné». «C’était l’endroit parfait pour fêter la sortie» de Lighthouse, somptueux premier album de Francis of Delirium qui, après trois EP à l’énergie grunge sortis entre 2020 et 2023, s’ouvre à un son plus lumineux. L’album, disponible aujourd’hui sur le label britannique Dalliance Recordings, fait l’objet ce soir d’une «release party» à guichets fermés chez ses «bookers» de la première heure.
Le succès du groupe, dont le rock mordant fut immédiatement encensé par la crème de la presse spécialisée anglo-saxonne (les sites Pitchfork et Stereogum, le magazine DIY…), et qui s’en est allé donner une série de concerts aux États-Unis l’année dernière, «ne s’imprime toujours pas dans (le) cerveau» de Jana Bahrich. Elle garde la tête dans la musique et les pieds sur terre; la preuve, la jeune femme de 23 ans profite de notre entretien téléphonique pour partir en balade de beau matin dans la campagne luxembourgeoise, au milieu des oiseaux qui chantent. Une douce ambiance qui colle bien à l’évolution de Francis of Delirium, qui se dévoile dans ce premier album raconté comme une histoire d’amour, d’amitié et d’espoir, sous une nouvelle lumière : celle d’une pop alternative portée par la voix limpide de la chanteuse et guitariste (qui évoque Lana Del Rey ou Weyes Blood), et solidement construite sur les bases du rock bruyant et «lo-fi» qui l’ont fait connaître.
Après cinq ans d’existence et trois EP, vous sortez Lighthouse, un premier album plus pop et très lumineux. Par envie de surprendre ceux qui vous ont collé l’étiquette « grunge« à la peau ?
Jana Bahrich : Nos précédents EP étaient plutôt sombres, surtout le dernier, The Funhouse (2023). Celui-ci parlait du chaos dans le monde, et comment nos esprits se sont retrouvés piégés dans une mécanique qui, à mon sens, était destructrice. Après sa sortie, nous sommes partis pour une tournée de deux mois aux États-Unis; on est allé à la découverte du pays, on s’est fait de nouveaux amis grâce à la musique… À mon retour au Luxembourg, tout autour de moi commençait à pointer vers la lumière et la bienveillance, et je suis tombée amoureuse. Naturellement, cela s’est reflété dans la musique.
Le batteur Chris Hewett, l’autre moitié de Francis of Delirium, est seulement crédité comme producteur de l’album avec vous…
Chris n’a joué la batterie que sur les deux premiers EP, mais il est toujours très impliqué dans le projet; on écrit généralement ensemble, et lui s’occupe d’écrire pour la batterie. C’est Denis Schumacher, qui a commencé comme batteur « live« du groupe, que l’on entend sur The Funhouse et cet album. Notre dynamique n’a pas vraiment changé, à l’exception de ce petit changement de formation qui, à nos yeux, faisait sens. Chris est un très bon batteur et ses partitions de batterie sont excellentes, et il ne m’en voudra pas si je dis que Denis est meilleur avec des baguettes (elle rit). En studio, c’est un vrai plaisir de voir ce que Chris a écrit, et comment Denis l’interprète, ce qu’il apporte en plus… C’est assez collaboratif, en réalité.
On ne peut jamais savoir si quelque chose marche avant de l’avoir essayé sur un public
L’un des enjeux de ce premier album a-t-il été de trouver le juste équilibre entre vous, Chris et les musiciens qui vous accompagnent ?
Je crois que cela a aussi à voir avec l’évolution des lieux où nous avons enregistré les chansons. Pour nos deux premiers EP, quand ce n’était encore que Chris et moi – une batterie, une guitare –, il a enregistré la batterie dans son sous-sol, à côté de la machine à laver; si le son semble étouffé et sombre, c’est aussi dû aux conditions dans lesquelles il a été enregistré. Par conséquent, nos chansons étaient adaptées à cela : des accords de guitare et du chant par-dessus, simplement. Pour Lighthouse, on a pu passer beaucoup de temps au studio, ce qui nous a permis de collaborer plus en profondeur, avec Denis par exemple, mais aussi avec les musiciens que l’on a invités à jouer, comme Pol Belardi, qui joue de la basse, ou le violoncelliste Victor Costa. Tout cela fait partie d’une ouverture dans notre processus qui a mené vers un nouveau son.
Pour nos deux premiers EP, Chris a enregistré la batterie dans son sous-sol, à côté de la machine à laver
Lighthouse brille par la cohérence des morceaux, liés par un « storytelling« tout au long de l’album. Avez-vous une recette type pour la création des chansons ?
Au commencement, c’est toujours Chris et moi qui nous livrons à une « jam session« . Puis, de mon côté, j’ajoute des harmonies, des mélodies, des morceaux de guitare, et le morceau s’étoffe au gré des allers-retours entre moi et Chris. On fait ensuite venir d’autres musiciens, qui apportent une nouvelle couche de beauté à tout cela.
Vous avez entamé la confection de cet album sous la houlette de la productrice australienne Catherine Marks. L’adepte du « do it yourself« que vous êtes a-t-elle laissé une confiance aveugle en son savoir-faire ou était-ce le moyen d’apprendre des choses que vous pouviez reproduire seule en studio ?
On a fait ces deux premières chansons (NDLR : Real Love et First Touch) avec Catherine, mais malheureusement, elle n’était pas disponible pour nous accompagner sur le reste de l’album. Donc Chris et moi l’avons produit, avec Charel Stoltz comme ingénieur du son. D’une certaine manière, c’est ce qui est arrivé pour ce disque : ce que l’on a appris au contact de Catherine, on l’a appliqué en studio au Luxembourg, afin de terminer l’album. C’est très cool d’être entourée de professionnels qui sont toujours dans le partage et poussent à la collaboration, mais je reste malgré tout une indéfectible « control freak« … et j’adore ça (elle rit)!
Pour nos deux premiers EP, Chris a enregistré la batterie dans son sous-sol, à côté de la machine à laver
Étant donné votre forte présence scénique, que l’on a pu apprécier tant lors de « sets« à la grosse énergie rock que dans des formats orchestraux ou acoustiques, les ambiances de Lighthouse vous ont-elles fait repenser votre conception du « live » ?
Le « live« , c’est toujours une grosse question. En particulier pour ce disque aux textures très riches et denses, que l’on devra porter à trois sur scène. On a cherché divers moyens pour que cela fonctionne avec une telle formation, mais on ne peut jamais savoir si quelque chose marche avant de l’avoir essayé sur un public : le test aura donc lieu ce soir.
En dehors de la musique, vous pratiquez aussi la peinture et les arts plastiques. C’est vous-même, d’ailleurs, qui réalisez la pochette de Lighthouse. Comme pour les chansons, la suite d’illustrations forme une histoire…
Cette série de gravures, je l’ai réalisée sur de la feuille de caoutchouc, que j’ai enduite d’encre puis imprimée sur papier, avant de retravailler le visuel sur Photoshop. Pour cet album, j’avais l’idée d’une scène de film, quelque chose qui coure dans le temps : ça commence à l’avant de la pochette et ça se poursuit au verso, les visuels formant une boucle infinie. C’est comme une histoire parallèle au disque, celle de ces deux personnages qui vieillissent ensemble pour une fin heureuse.