Quarante ans de carrière et un nouvel album : Grupo Pilon, le plus cap-verdien des groupes luxembourgeois (et inversement), transmet la mémoire bien vivante et dansante du funaná.
«On n’a pas de complexe à dire qu’on est un groupe luxembourgeois qui fait du funaná», lance, définitif derrière un grand sourire, Antonino «Tony» Furtado Gomes. «Le groupe est né ici, et dans tous nos concerts, on dit qu’on vient du Luxembourg. Même au Cap-Vert, où personne ne nous croit», rit-il.
Malgré ses quatre décennies d’une existence aussi triomphante que chahutée, Grupo Pilon est resté, en son pays, essentiellement connu de la communauté cap-verdienne; c’est en son sein qu’il s’est formé, au milieu des années 1980, par une douzaine d’adolescents, enfants de la deuxième génération d’immigrés venus après l’indépendance de l’archipel, en 1975, et réunis autour de l’association cap-verdienne, un lieu de culture et d’activisme social piloté par João Da Luz, au cœur du quartier Gare de la capitale.
«En fait, on a formé le groupe avant de savoir faire de la musique», se souvient Tony, guidé, comme ses camarades, par l’enthousiasme : «Chacun a choisi un instrument (…) et on a commencé comme ça, en autodidactes, d’abord en reproduisant la musique qu’on écoutait puis en grattant sans relâche, jusqu’à ce que quelque chose en sorte.»
La musique qui lie les membres de Pilon est le funaná, un style spécifique du Cap-Vert : à l’origine «joué par les paysans» de Santiago, la principale île du pays, qui s’accompagnaient à l’accordéon et au ferrinho (un instrument de percussion frotté), le funaná a été formellement interdit jusqu’en 1975.
Au Luxembourg, Tony (batterie), son frère Ambrosio (basse) et la dizaine d’autres musiciens en devenir avaient «deux références majeures» : Bulimundo, d’abord, qu’ils citent comme «le groupe qui a donné au funaná la place qui lui revenait», formé en 1975 par Katchas, musicien exilé en France et revenu au Cap-Vert au lendemain de l’indépendance – «C’était un vrai génie, qui a repris les chansons des anciens avec guitare, synthé, batterie, et qui a cartonné.»
L’autre modèle, formé au Portugal, s’appelle Tulipa Negra. Tony Furtado : «C’est sur leur musique – une seule, que j’écoutais en boucle – que j’ai appris à jouer de la batterie cap-verdienne», une façon de jouer «sans pause, où il y a toujours un battement», «impossible à apprendre en Europe» et qui donne au funaná son rythme dansant, joyeusement frénétique.
Par la force des choses, le genre revêt aussi une dimension militante. Pilon est de cette génération qui a actualisé le funaná, mais encore trop jeune à l’époque pour connaître les tenants et les aboutissants de l’histoire coloniale.
«C’est bien après qu’on a étudié notre histoire, raconte le leader, celle de la colonisation d’un peuple dont on a voulu annihiler le côté africain, notamment à travers la musique, avec l’interdiction du funaná et du batuque, auxquels on a préféré promouvoir la morna (NDLR : représentée par Césaria Évora), qui garde encore aujourd’hui ce côté officiel.»
Revendiquant leur «instinct politique», depuis l’époque où ils chantaient Mundo d’yvolução, avec des paroles qui «enjoignaient les jeunes à aider les anciens à faire évoluer le Cap-Vert, alors soumis au parti unique», les musiciens le font aussi et surtout par la langue créole qui est «naturellement» celle de leurs chansons : «On a 50 ans d’indépendance, 30 ans de démocratie, mais la langue officielle est toujours le portugais, alors même que tout le monde parle le cap-verdien (…) C’est quelque chose qui nous tiraille, qui nous dérange un peu.»
Séparations et bricolages
Il y a des hasards à voir comme une manifestation du destin : la brasserie de Bonnevoie dans laquelle nous rencontrons Tony Furtado se situe au croisement de la rue des Trévires, où Tony, Ambrosio et leurs parents se sont installés à leur arrivée au Luxembourg, «au numéro 3», et où ils sont restés vingt ans.
Et de réfléchir au passé récent de ce quartier populaire occupé plus de trente ans par la diaspora cap-verdienne et que le temps a eu vite fait de gentrifier, au profit de populations plus jeunes, plus aisées, moins mixtes.
Témoin de cette évolution, ce porteur d’une mémoire encore bien vivante, mais largement passée sous silence, la rapproche volontiers du sort qu’a connu sa musique : «Au Pays de Galles, un DJ qui passait après nous jouait les musiques cap-verdiennes des années 1980. Ça m’a fait réaliser que notre révolution musicale a eu lieu il y a 40 ans (…) Il nous a paru flagrant que le funaná est valorisé par les étrangers quand, au Cap-Vert, on l’a abandonné.»
Globalement absent depuis la sortie de Di Volta, en 1997, Grupo Pilon est revenu en force par un chemin «inespéré» : leur découverte par le label new-yorkais Ostinato Records, dédié aux rééditions d’albums méconnus de musiques du monde, après que son fondateur, Vic Sohonie, «était tombé sur notre premier album… à Boston», s’étonne Tony Furtado Gomes.
«Il était fou amoureux d’une chanson, Rabés, et après quelques recherches sur internet, a fini par nous trouver.» La compilation Leite Quente Funaná de Cabo Verde, publiée en 2019, reprend une sélection de titres issus de leurs trois premiers disques. «On s’est rendu compte que notre musique parlait aux gens. Ça veut dire qu’on ne s’était pas trompés!»
Une victoire qu’ils savourent depuis sur les scènes «internationales», des États-Unis au Cap-Vert et un peu partout en Europe, et qui conjure, même en partie, une histoire quelque peu tumultueuse, qui pourrait se résumer à un seul fait : l’histoire derrière Tradição (1994), leur premier album. «Ce disque, c’était un album de séparation», synthétise Tony Furtado.
Retour en 1993 : Pilon a bientôt dix ans et s’est produit partout auprès de la communauté cap-verdienne du Luxembourg. «Et puis le chanteur a voulu arrêter.» L’idée d’un disque-relique, garant de leur tradition, est mise en route, et «à notre grande surprise, l’album a été un succès».
Mais avec lui ont commencé les «frictions», qu’ils ont tenté de résoudre sur un deuxième disque… avec l’effet inverse de celui escompté. «Le groupe a carrément explosé! Mon frère et moi, on n’a jamais voulu arrêter, mais continuer à deux, c’était compliqué», raconte Tony.
Entre périodes de «stand-by forcé» et «bricolages» avec des musiciens étrangers, afin de remettre le groupe sur pied le temps, au mieux, de quelques années, Pilon a avancé près de 30 ans à tâtons. La faute d’abord à un «manque de musiciens» de funaná, mais aussi aux «exigences» de Tony et Ambrosio, dont l’extrême «sérieux dans le travail» a pu, reconnaissent-ils, les desservir.
«Comme les grands artistes»
À la mi-juin, alors que le groupe en est actuellement à sa «sixième version», Grupo Pilon a sorti Nu sta li («On est là»), son quatrième album de compositions originales, chez El Palmas Music. Le premier contact avec le label barcelonais, lui aussi dédié aux rééditions de joyaux rares, a eu lieu dans la foulée de la compilation d’Ostinato.
El Dragón Criollo, patron du label, DJ et infatigable «digger», s’est montré «intéressé à produire un groupe comme nous». Dès son retour de tournée, Pilon se remet au travail, envoie des démos – «le plus dur, c’était de sélectionner», précise le leader – puis, une fois le feu vert donné, file au Cap-Vert pour écumer les bars à la recherche de deux musiciens.
«On a fait leurs demandes de visa pour les faire venir au Luxembourg, car on voulait travailler en allant au fond des choses.» Le groupe réserve une salle à la Rockhal, son lieu de répétition habituel, «huit heures par jour pendant un mois». «On a fait comme les grands artistes, quoi!»
Bien préparés, les musiciens débarquent ensuite au studio Unison, à Differdange, pour enregistrer huit titres à l’énergie palpable et contagieuse. Tony Furtado : «Deux prises pour chaque chanson, le dernier jour on a ajouté les voix, et le tour était joué.»
Pilon, qui tenait à réaliser ce disque de la même manière que ses précédents – «une question d’énergie, d’harmonie entre les musiciens, de mariage des instruments» –, n’a eu recours à aucun outil électronique, ordinateur ou séquenceur.
«Dans notre méthode, on est des extraterrestres. Ce n’est pas pour rien qu’El Palmas nous a édités : on porte quelque chose qu’on est les seuls à savoir faire… On reste les derniers des Mohicans», s’esclaffe le batteur.
Ces fous de scène se souviennent, parmi leurs dates les plus mémorables, d’un live inhabituel au MNAHA, lors de la dernière Nuit des musées, suivie une semaine plus tard de la première partie de Kassav’ à la Rockhal, «deux kifs énormes», ou leur toute première scène, le 1er mai 1986, «dans un bar du Rollingergrund» : «Musicalement, on était loin d’être au top, mais la salle était pleine!»
Leur plus beau concert, sans hésitation, reste celui donné à Praia en 1996, qui marque aussi leur première fois au Cap-Vert, et devant un public de 4 000 fans : «L’endroit était rempli de gens qui connaissaient nos chansons et, quand on a fini, il y avait encore une file de gens qui faisaient la queue pour rentrer!», rembobine Tony Furtado.
Aujourd’hui, si Grupo Pilon continue de parcourir l’Europe et au-delà, ses membres visent à s’imposer un peu plus sur la scène nationale. «Les groupes luxembourgeois rêvent de jouer à l’étranger, nous, c’est l’inverse», ironise Tony, qui pointe comme faute l’absence d’un manager mais aussi le fait qu’«en voulant longtemps ne faire de la musique que pour les Cap-Verdiens, on n’a jamais fait ce qu’il fallait pour avoir une place sur la scène».
Ces dernières années, les choses commencent à changer, mais Tony sait que le groupe peut encore «passer à l’étape supérieure» et compte bien le prouver, sur scène et en dehors, dans le futur.
Quant à l’éventualité d’un nouvel album, «si El Palmas le veut, nous, on a le matériel pour, on est partant! Et si ça ne marche pas, on continue.» Une philosophie qui, indépendamment des hauts et des bas, a toujours réussi à Grupo Pilon – pour Tony Furtado, «le meilleur reste à venir», et ce serait bien mérité.
Nu sta li, de Grupo Pilon.