Freeze Corleone sera sur la scène de la Rockhal, vendredi. Une première pour l’artiste controversé au succès fulgurant, respecté par tout le rap français.
Que l’on se penche sur les chiffres des ventes d’albums et des écoutes en streaming, ou qu’on le connaisse pour les polémiques déclenchées autour de ses morceaux et qui continuent de le poursuivre aujourd’hui, il est impossible de passer à côté du phénomène Freeze Corleone. Y compris au Luxembourg, où le rappeur de 31 ans fera son premier passage vendredi, sur la scène de la Rockhal.
Encore récemment cantonné au rap «underground», qui l’a vu creuser son sillon depuis l’aube des années 2010, celui qui s’appelle Issa Lorenzo Diakhaté pour l’état civil résume simplement son parcours à travers les titres de ses deux albums, sortis respectivement en 2020 et 2023 : LMF (acronyme de La Menace fantôme) et ADC (L’Attaque des clones). Des références aux épisodes I et II de la saga Star Wars, qui symbolisent, pour le premier, la sortie du rappeur de l’ombre vers le «mainstream», puis la préparation de son règne sur le rap français.
En France, le paysage rap est inlassablement dominé ces dernières années par l’ovni marseillais Jul, plus gros vendeur de disques de l’histoire du rap français depuis 2020, et qui fête ce mois-ci ses dix ans de carrière.
Mais des artistes issus d’un «rap français underground» s’y établissent régulièrement depuis 2020, à l’image de Gazo, prince de la «drill» (récompensé vendredi de la Victoire de la musique 2024 de l’artiste masculin de l’année), et son compère plus pop Tiakola.
Au petit jeu des «charts», Freeze Corleone est encore un cas d’école : sans aucune autre promotion que sa propre non-stratégie sur les réseaux sociaux, ADC a fait l’un des meilleurs démarrages d’albums de 2023 en streaming (près de 7 millions d’écoutes en 24 heures sur Spotify), porté par les singles Shavkat, Amérique du sud et Jour de plus.
Patron de la drill
Musicalement, le natif de Seine-Saint-Denis se situe au point de jonction des origines marginales de la «UK drill» et de la génération qui l’a démocratisée avec un succès énorme, dont les Anglais Central Cee, Tion Wayne ou Russ Millions. Descendante du «grime» aux paroles hantées par la culture de la violence des quartiers les plus pauvres de Londres, la drill anglaise se caractérise par des basses enragées, contrebalancées par des mélodies au piano.
Au cours des années 2010, médias et politiques britanniques avaient tenu le genre musical responsable de vagues de violences : la justice fit retirer une centaine de clips de YouTube et plusieurs rappeurs avaient été condamnés, leurs clips et leurs paroles utilisés comme preuves contre eux.
Ce traitement, la drill ne le reçoit plus aujourd’hui – ni au Royaume-Uni ni ailleurs en Europe. En France pourtant, il continue d’être réservé exclusivement à Freeze Corleone, jugé problématique pour des raisons similaires.
Ses détracteurs se focalisent sur ses «rimes codées», faites de clins d’œil à la pop culture, aux mangas, au foot et au basket, mais aussi à diverses théories du complot, ainsi que des références provocatrices à des actes terroristes et au nazisme («J’arrive déterminé comme Adolf dans les années 30», «Dans le rap jeu, j’ai plus d’enfants que dans les sous-sols de chez Bill Clinton», «attentats à chaque date dans l’agenda»…).
Car, de même qu’il est impossible d’ignorer le succès du rappeur, on ne peut oublier les controverses qui l’entourent. Cinq jours après la sortie de LMF (écouté plus de cinq millions de fois les premières 24 heures sur Spotify), le parquet de Paris avait ouvert une enquête contre le rappeur pour «provocation à la haine raciale» pour des morceaux et clips jugés «antisémites» et «négationnistes».
Dans la foulée, plusieurs plateformes (dont YouTube et Deezer) retiraient certains de ses morceaux (depuis réintégrés), la Fnac retirait purement et simplement l’album de ses rayons et la radio Skyrock s’interdisait de diffuser le titre Rap catéchisme, dont la diffusion deux jours plus tôt avait créé l’évènement.
Universal, qui distribue le disque, annonce lâcher l’artiste (bien que Shone, manager de Freeze Corleone et figure respectée du rap français au sein du Ghetto Fabulous Gang, a récemment clamé qu’un contrat avec la major existe toujours), et le voilà relégué au rang d’indésirable, pourtant respecté par une grande partie du rap français, qui voit en lui l’un des rappeurs les plus techniques et les plus intéressants de sa génération.
Pris pour exemple
Il semble alors que le sort de Freeze Corleone soit celui du rappeur pris pour exemple. Ses concerts sont régulièrement annulés, parfois jusqu’à l’absurde : en novembre dernier, le tribunal administratif de Paris avait ainsi interdit à l’artiste de se produire sur scène au sein du collectif 667, qui réunit des rappeurs de Paris, Lyon et Dakar, et qu’il a cofondé.
Ses collègues artistes – des proches avec qui il collabore souvent – n’ont, eux, pas été inquiétés. Le tribunal, qui souhaitait interdire par la même occasion la tenue d’un concert de Freeze Corleone seul, a annulé le lendemain sa décision, relevant justement qu’un récent concert comportant «une programmation de chansons identique» à celle prévue pour la date visée «n’a donné lieu à aucun trouble public, ni d’ailleurs ses précédents concerts».
De même qu’il est impossible d’ignorer le succès du rappeur, on ne peut oublier les controverses qui l’entourent
En réponse à un rap consensuel dans lequel on n’ose peut-être plus exprimer sa colère, Freeze Corleone use, lui, de toutes ses armes : il évite tout contact avec les médias, fait sa propre promo et laisse uniquement ses chansons parler pour lui.
Des textes qui font état d’une relation conflictuelle avec les religions et la justice, qu’il cristallise mieux dans Shavkat, en une «punchline» énervée qui a fait date : «Et je crache des flammes comme Arcanin / J’préfère être accusé d’antisémitisme que de viol comme Gérald Darmanin», en référence aux mises en examen du ministre français de l’Intérieur, en place depuis 2020 – qui persiste pour sa part à assurer que les annulations de concerts à répétition ne sont «pas (des interdictions) faites ad hominem», mais «en cas de risque».
«Comme un Skywalker»
Force est de constater que, depuis ses débuts, Freeze Corleone est resté fidèle à un rap minimaliste et percutant, inspiré de ses grands frères anglais et chicagoans, mais aussi de ses rencontres et découvertes à Montréal et à Dakar, où le jeune homme d’origine sénégalaise a vécu.
Patiemment et sans relâche, il a forgé un style devenu à la fois unique et de référence, symbolisé par ses comparaisons, ses répétitions de rimes et la tendance à franciser bon nombre d’expressions américaines. Le MC québécois Roi Heenok, qui a souvent fait scandale pour insérer des références aux théories du complot et aux nazis (autant de façons de dire qu’il souhaite de se démarquer de ses collègues rappeurs par sa force et son originalité) tout en combattant fermement toute forme de racisme dans ses paroles, est d’ailleurs une figure tutélaire pour Freeze Corleone – qui a aujourd’hui les bonnes grâces de tout le rap français, de SCH à Kaaris en passant par Seth Gueko, Alkpote et le «tonton» Rim’K.
Mais quoi qu’il fasse, il est toujours rattrapé par un certain acharnement : samedi, c’est le tribunal de Nice qui a ouvert une enquête à l’encontre de Freeze Corleone pour «apologie du terrorisme», pour une référence dans la chanson Haaland à l’attentat de 2016 sur la promenade des Anglais («J’arrive dans le rap comme un camion qui bombarde à fond sur la…»).
«Freeze», qui aime référencer Star Wars, se voit «comme un Skywalker», à moitié Luke, héros de la saga, et à moitié Anakin, qui deviendra Dark Vador, père et ennemi du premier. Lancé, en tout cas, dans un combat contre l’Empire, une société qui confond les luttes, a l’amalgame et l’indignation faciles.
C’est l’essentiel de sa musique, empreinte de colère à juste titre, puisqu’habituellement considérée à grande échelle pour ses seules (et rares) provocations, pour faire de la démagogie. «Ce que rappe Freeze n’est pas stratégique, mais tout simplement ce qu’il a envie de rapper, de dire, de partager avec son auditoire (…) Je suis surpris d’en voir autant tomber dans le piège», résume Shone.