C’est le retour qu’on n’attendait plus : 24 ans après We Love Life, Pulp vient de sortir son nouvel album, More. Alors, encore ?
Pulp, le «troisième groupe»
Au dos de son livre Brit Pulp (2009), Jean-Marie Pottier pose les questions : «Beatles ou Rolling Stones? Clash ou Sex Pistols?» Et à la troisième, «Oasis ou Blur ?», la réponse est, bien sûr, Pulp. Pulp, des seconds couteaux? Non, Pulp, c’est l’autre voie, le troisième groupe, comme on dirait en politique – gauche ou droite ? – le troisième homme. C’est la bonne réponse à la mauvaise question.
Le groupe ultime qu’on préfère… à d’autres. Rembobinons la cassette avec un crayon. Alors que le post-punk déferle sur l’Angleterre, en 1978, Pulp se forme; Jarvis Cocker, le chef du gang, n’a alors que 15 ans. À l’instar de Black Sabbath, qui reprend le nom du film de Mario Bava, ou de Zabriski Point, la formation de François Bégaudeau, qui reprend celui de Michelangelo Antonioni, Pulp rend quant à lui hommage au long métrage homonyme de Mike Hodges. À l’instar de Quentin Tarantino, avec Pulp Fiction, il s’agit d’un pastiche des romans noirs, donc d’une œuvre postmoderne qui enchaîne les clins d’œil, jusqu’à l’épilepsie. À l’image du groupe de Jarvis?
En débarquant à la fin des «seventies», Pulp vient «après». Il y a dans le groupe – mais il faudra attendre la décennie suivante pour le savoir – du post-punk, de l’ironie, du David Bowie, du glam, de la théâtralité, du Scott Walker, du sexe, de la tragédie, du politique, des spasmes, du disco et, plus globalement, de la pop anglaise.
Entre les Beatles et les Stones, les Beatles l’emportent, mais aussi les Kinks, un autre «troisième groupe». En 1966, Ray Davies, chanteur dudit groupe, interprète I’m Not Like Everybody Else, et par analogie, Jarvis non plus ne ressemble pas aux autres, il est bizarre avec sa silhouette longiligne, ses jambes en forme de bras, ses grosses lunettes de nerd, son côté sex-symbol alternatif.
Il a également un timbre grave de crooner porte-voix des parias, un peu à la Morrissey, mais oui en fait il est so British; il est caustique autant qu’il est touchant; ses initiales d’emblée le posent en tant que leader; il y a un avant et un après JC.
De la marge au centre
Avec un premier disque éponyme en 1984 et le dernier, Strangeways Here We Come en 1987, The Smiths est bien un groupe des années 1980, là où Pulp est souvent considéré comme un combo des nineties. Et ça, c’est parce qu’il est monté, presque malgré lui, dans le train – disons l’Eurostar – de la britpop, de la même façon qu’un Daniel Darc qui se retrouve, au début du siècle, catégorisé «nouvelle chanson française» («à textes»), aux côtés de Cali ou d’Anaïs, alors que l’ex-voix de Taxi Girl, avec Crèvecœur (2004), ne fait pas du tout dans le marrant pas drôle.
La formation de Jarvis Cocker a bien plus à voir, dans l’éthique ou l’esthétique, avec The Pale Fountains ou avec un label comme Factory, plutôt qu’avec le son plus prompt à remuer les foules dans un stade façon Oasis ou The Verve. En plus de la vague britpop, il y a une autre explication.
Dans les années 1990, Pulp bénéficie du succès de R.E.M., Massive Attack, Björk, Nirvana ou encore Moby, des artistes ou des groupes «pointus», pas vraiment, comme il se disait d’antan, «commerciaux», lesquels auraient pu donc rester confidentiels, c’est-à-dire obtenir la crédibilité underground, mais pas le triomphe d’un autre Cocker, Joe – c’est pour l’exemple.
Prenons Freaks, le deuxième album de Pulp, sorti en 1987. Avec une chanson telle que Anorexic Beauty ou à travers les «ahahah» terrifiants dans le refrain de Fairground, la chanson d’ouverture, le disque renferme une claustrophobie plus oppressante qu’un simple confinement des années 2020, à moins qu’il s’agisse de la bande originale décalée du film culte de Tod Browning.
La britpop est censée démarrer au milieu des nineties ? Ça tombe bien (ou mal), Separations, le chef-d’œuvre du groupe, sort en 1992. Love Is Blind est dépressif, dès le départ, avec sa batterie martiale et ce Jarvis qui geint à se tordre de douleur, jusqu’à la fin où ses fredonnements titubants suintent la résignation.
Malgré les sifflements émis sur le morceau-titre, lequel a l’allure d’une ballade de cowboy, le violon serpentin fait grincer les tympans, comme la craie sur l’ardoise ou comme les paroles qui évoquent le «cancer dans les cigarettes», une nuit «froide et sombre» ou un «lit vide». Quant à My Legendary Girlfriend, ce ne sont que murmures tendus, synthétiseurs suffocants, guitares wah-wah comme des aigreurs d’estomac… Bon allez, place au succès.
Jarvis Cocker, «King of Britpop»?
Different Classes paraît en 1995. C’est alors plus qu’un album, c’est un symbole. Il se situe en tête des ventes en Angleterre et devient disque de platine. Au centre de l’opus, Common People, c’est le tube lettré, imprégné de marxisme et de cynisme; c’est un hymne sur un échec amoureux dû – pour reprendre le titre de la galette – aux différences de classes.
L’année suivante, pendant la soirée des Brit Awards, alors que Michael Jackson est en train de chanter Earth Song accompagné de danseurs et d’enfants choristes, Jarvis Cocker monte sur l’estrade sans prévenir et fait l’imbécile à côté d’un «King of pop» déstabilisé – c’est ce qu’on appellerait, aujourd’hui, «troller». This Is Hardcore (1998) rencontre du succès à son tour, quoique, à moindre mesure que le précédent, mais peu importe, le groupe de Jarvis est «installé».
Sur Different Classes figure I Spy, un morceau en partie susurré, sensuel et venimeux qui, par-delà le voyeurisme, pourrait synthétiser l’acuité avec laquelle Cocker observe la société, pour recracher le constat en lyrics. Avec sa pochette signée Peter Saville, le photographe-star de l’imagerie du label Factory, This Is Hardcore présente, dans le morceau-titre, une introduction instrumentale étendue, pour ensuite faire sortir l’ambivalence de Cocker à propos de la pornographie, via laquelle il met en parallèle la célébrité, qu’il connaît désormais – le morceau est à la fois lounge et crispant.
En réalité, le style de Pulp n’a pas tant changé, c’est peut-être surtout le public qui, à force de malentendus, a fini par bien l’écouter. Avec We Love Life (2001), le groupe arrive à destination du succès perso, en étant produit par l’une de ses idoles, Scott Walker.
Tout le monde en parle en 2025
Que s’est-il passé en 24 ans ? Jarvis a continué sa route en solo et, à partir de ses albums, on peut en tirer une assez bonne compilation – pardon, une agréable playlist – grâce à un Tonite par-ci et un You’re In My Eyes par-là, sachant que celui-ci sample le Rolling Down the Hills de Glass Candy, le groupe qui, à la fin des années 2000, fut la sensation italo-disco avec Chromatics; il ne faudrait pas omettre non plus Synchronize, avec Discodeine, le genre de chanson qui rappelle que Jarvis devrait aller plus souvent sur le terrain electro – ça lui va si bien au grain.
Pour le reste, l’Anglais a travaillé avec Nancy Sinatra, Charlotte Gainsbourg, Chilly Gonzales ou Wes Anderson, en tout cas, le retour de Pulp n’était ni inespéré ni désespéré, il n’était même pas envisagé. Voici un détail qui en dit long : sur la fiche Wikipédia de We Love Life, il est écrit qu’il s’agit du «dernier album de Pulp», en partant du principe qu’il n’y en aura pas après. Il y en a un, c’est More. Du bonus? Un rappel comme dans un concert ? Ou un rappel que le groupe existe encore ?
More donc, comme le film de Barbet Schroeder, comme la chanson des Sisters of Mercy ou bien d’Indochine, ou comme Michel Polnareff qui, avec son Enfin! (2018) revenait sur disque après vingt-huit ans. Avec Pulp, pas de «less is more». Le groupe a les moyens économiques de ses ambitions – de l’orchestration ample à tous les étages à la base folk qui toujours s’élève vers des horizons de sophistication.
La production est laissée à James Ford, qui, en venant de l’electro (Simian Mobile Disco), possède la formule pour porter le classic rock vers la modernité. Dans …Got to Have Love, le disco brûle jusqu’au dernier tiers électrique; Farmer Market rappelle les ballades «pulpiennes» et My Sex, que Jarvis est aujourd’hui un sexagénaire symbol; The Hymn of the North serait la chanson qu’il n’a jamais faite pour son fils (il lui lisait une histoire, en 2007, sur The Lion & Albert).
Et puis, Jarvis a gardé cette voix, qui passe de chaude et sereine à celle d’un animal blessé, à en faire pleurer ses yeux de cocker. À part ça, on dirait que la vraie consécration pour Pulp, c’est en 2025: le retour du groupe fait autant de bruit que celui d’Oasis.