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Montée de l’antiféminisme au Luxembourg : «Le danger, c’est de l’ignorer»


À chaque prise de parole, les féministes affrontent une vague de commentaires violents. (Photo : Anouk Flesch / Editpress)

Les militantes pour les droits des femmes doivent faire face à des réactions de plus en plus agressives, alors que l’antiféminisme se banalise au Grand-Duché dans l’indifférence générale.

À l’approche de la Journée internationale des droits des femmes, les féministes luxembourgeoises le savent : leur exposition médiatique autour du 8 mars déclenche immanquablement une vague d’hostilité à leur égard.

Un phénomène qui s’est aggravé ces dernières années et qui ne cible plus seulement leurs idées. Des internautes s’en prennent maintenant à elles directement.

«En deux ans à peine, tout a changé. Les réactions aux émissions ou aux articles auxquels je participe sont devenues beaucoup plus agressives et relèvent de l’attaque personnelle», témoigne Claire Schadeck, chargée de la politique culturelle au CID Fraen an Gender.

«Ça a été un véritable shitstorm»

Elle se souvient du déferlement de commentaires haineux suscité l’an dernier par la publication d’une étude de l’Université du Luxembourg dont elle était co-autrice : «On avait analysé les représentations du genre dans les manuels scolaires. Ça a été un véritable shitstorm.»

«Plus de 500 commentaires ont été postés sur le site de RTL, et l’université a même reçu une lettre d’un homme disant clairement qu’il était contre l’égalité», rapporte la jeune femme, qui n’a pas hésité à transformer cette nouvelle matière en objet de recherche.

Des propos parfois complotistes

Elle a d’abord pu établir que les arguments font souvent défaut. La plupart des messages comportent uniquement des insultes – «vous êtes folle» – ou des formules toutes faites relevant parfois du complotisme, ce qui empêche toute forme de dialogue.

Claire Schadeck a établi que certaines attaques en ligne étaient initiées et encouragées par des élus de l’ADR. (Photo : Fabrizio Pizzolante)

Ensuite, elle s’est aperçue que de nombreux messages étaient postés par des élus de l’ADR, et de façon organisée : «Ces personnes ont spécifiquement recherché tous les articles parus sur les différents sites de médias pour ajouter leurs commentaires.»

Une menace pour les valeurs traditionnelles

Pas de quoi étonner Claire Schadeck, qui souligne les liens étroits entre la montée des discours d’extrême droite et l’idéologie masculiniste qui infuse les réseaux sociaux. «L’antiféminisme est fondamentalement antidémocratique et contre les droits humains. Or, l’antidémocratie gagne du terrain dans de nombreux pays.»

Diplômée en études de genre, elle explique que le mouvement masculiniste considère les revendications féministes comme une menace pour les valeurs traditionnelles comme le mariage, le couple hétérosexuel ou l’éducation des enfants.

«Ses militants rejettent de manière systémique chaque effort vers une société plus inclusive et égalitaire. Et pour eux, les rôles de l’homme et de la femme sont déterminés biologiquement.»

Des influenceurs puissants

Un discours incarné par des influenceurs dont les voix, amplifiées par la caisse de résonance des réseaux sociaux, portent jusqu’au Luxembourg. L’un des plus célèbres, Andrew Tate, connu pour avoir frappé une femme dans une émission de téléréalité, a été mis en examen pour trafic d’êtres humains et viols en 2023.

Il continue pourtant de fasciner, suivi par près de 9 millions de followers sur X. Son compte, un temps suspendu, a été rétabli par Elon Musk lors du rachat de Twitter.

C’est quoi la «manosphère»?

La «manosphère» désigne les communautés en ligne où des hommes revendiquent ouvertement leur haine des femmes. Rhétorique misogyne et antiféminisme s’y étalent à longueur de messages.

Leurs membres luttent contre les idées progressistes (ou «woke») sur l’égalité des genres et leurs influenceurs soutiennent l’idée d’une domination «naturelle» des hommes — liée à une vue étroite de la masculinité.

Le mouvement puise dans les clichés sexistes les plus répandus et tolérés pour appuyer sa misogynie. Cette «suprématie masculine» attire des hommes qui ne veulent pas d’une société plus égalitaire.

La misogynie banalisée à longueur de vidéos

Pas besoin de chercher spécifiquement ces contenus antiféministes, la bulle des algorithmes y mènent facilement via des vidéos qui peuvent sembler anodines, comme des conseils en séduction ou du coaching en musculation.

Des messages haineux envers les femmes y sont distillés en boucle, contribuant à leur banalisation. C’est ce que constate le Centre contre la radicalisation, respect.lu.

«Aucune institution ne s’attaque à ce problème»

«On relève énormément de discours misogyne lors de nos interventions, que ce soit auprès de lycéens ou d’adultes auteurs de messages d’incitation à la haine», déplore la directrice, Karin Weyer.

Au Centre contre la radicalisation, Karin Weyer constate la hausse des propos haineux envers les femmes. (Photo : Alain Rischard)

 

«Sans oublier les cas de radicalisation politique ou religieuse qui comportent presque toujours une grande hostilité envers les femmes», pointe-t-elle. «Or, ce n’est pas pris en compte. Aucune institution ne s’attaque à ce problème.»

Le Luxembourg aussi concerné

Une misogynie mainstream sur laquelle capitalisent les masculinistes pour promouvoir leur idéologie. Et le Luxembourg n’y échappe pas.

En 2023, plus de 10% des participants au programme «Dialoguer au lieu de haïr» dispensé par le Centre contre la radicalisation avaient ciblé des femmes en ligne. Des cas signalés à la Stopline de BeeSecure, et pour lesquels le Parquet a proposé ce stage à la place d’une sanction.

Cette haine des femmes est totalement décomplexée

«On est face à des personnes qui se croient autorisées à tenir de tels propos et en minimisent l’impact. Cette haine des femmes est totalement décomplexée», poursuit Karin Weyer.

«C’est si bien ancré dans la société que cela constitue aujourd’hui une porte d’entrée vers des mouvements terroristes.» Europol le confirme d’ailleurs dans plusieurs de ses rapports.

Une menace identifiée par Europol

Dès 2020, Europol consacrait une partie de son rapport annuel à l’antiféminisme comme menace sérieuse de terrorisme, listant des tueries de masse survenues ces dernières années. L’agence européenne de police criminelle évoque «la frustration sexuelle et les opinions misogynes explicitement exprimées par les auteurs des attentats de Christchurch (Nouvelle-Zélande) et de Halle (Allemagne) en 2019, et de Hanau en 2020 (Allemagne).»

Selon Europol, l’antiféminisme est intégré aux théories complotistes, et constitue aussi un pont vers l’extrême droite via la communauté «incel», ces hommes «célibataires involontaires» qui imputent leur incapacité à trouver des partenaires sexuels aux femmes «influencées» par le féminisme.

En 2014, un «incel» revendiqué a tué six personnes dans une fusillade visant une sororité à Isla Vista (Californie, États-Unis). En 2018, un autre a fait dix victimes à Toronto (Canada) en fonçant avec une camionnette sur des piétons. La même année, deux femmes ont été abattues dans un studio de yoga à Tallahassee (Floride, États-Unis). En 2021, à deux reprises au Royaume-Uni, des «incels» lourdement armés et ayant planifié un massacre ont été arrêtés et inculpés pour terrorisme.

Et ces positions ne sont pas l’apanage des hommes : de nombreuses femmes suivent la tendance et refusent d’être associées au féminisme.

«En général, ce sont des femmes privilégiées qui craignent d’être mises à l’écart du groupe dominant dont elles font partie», glisse Claire Schadeck.

Malheureusement, cela alimente d’autant plus l’idée que c’est acceptable. «L’antiféminisme n’est pas tolérable et doit être identifié comme un problème. C’est encore loin d’être le cas au Luxembourg», alerte-t-elle. «Or, le danger, c’est de l’ignorer et de ne pas agir.»

«Je suis attaquée régulièrement»

«En tant que militante de la JIF, je suis attaquée régulièrement», raconte cette femme, engagée en politique, qui a accepté de témoigner. La montée de l’antiféminisme au Luxembourg, elle la mesure dans la violence des commentaires qu’elle reçoit dès qu’elle s’exprime sur les droits des femmes.

«Il y a encore cinq ans, c’était une thématique qu’on pouvait aborder sereinement. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas», assure-t-elle. Si bien qu’elle a dû adopter certaines mesures pour se protéger. «Mon style de communication a changé. Je me base désormais uniquement sur des chiffres dans mes publications, pour anticiper les critiques.»

Elle ne lit plus non plus les messages et réactions que ses posts suscitent sur les réseaux sociaux – ce qui n’empêche pas les remarques «dans la vraie vie». «J’ai aussi arrêté l’écriture inclusive, car les réactions négatives étaient systématiques. Je craignais que le fond ne passe plus à cause de la forme», regrette-t-elle. Pour autant, elle refuse l’autocensure. «Si j’ai quelque chose à dire, je le dis.»

Un commentaire

  1. Il faut dire que certaines femmes (pas toutes, heureusement) ont tellement poussé leur « féminitude » qu’elles en deviennent ridicules.
    Ce n’est pas une raison pour les insulter et encore moins pour recourir à la violence.
    Ceci dit, dans certains milieux, si vous n’êtes pas une femme de couleur lesbienne et je ne sais quoi encore, vous n’êtes rien.
    Et si vous êtes un homme blanc normal, vous êtes le repoussoir absolu.