On le connaît en trio ou en quartet, mais rarement en solo. Le pianiste luxembourgeois Michel Reis se met pourtant «à nu» dans Short Stories, nouvel album de quatorze délicatesses, qu’il présente jeudi à Dudelange. Entretien.
Short Stories, qui sort ce mois-ci, est déjà votre onzième album depuis 2005. Vous considérez-vous comme quelqu’un de productif ?
Michel Reis : Oui, je pourrais même en faire plus, mais ça ne sert à rien car plus personne ne les achète (il rit). Disons que j’ai besoin de le faire, écrire la musique, m’exprimer, me préparer aussi, pour être prêt à m’installer en studio, enregistrer… Créer un disque, c’est comme un sculpteur qui s’attaque à une nouvelle œuvre ou à un écrivain qui part de la page blanche : c’est un projet aux multiples articulations, qu’il faut maîtriser.
À la base, toutefois, qu’est-ce qui inspire votre musique, la rend « nécessaire », comme vous dites ?
Beaucoup de choses peuvent m’influencer, notamment quand j’écoute les grands noms du classique ou du jazz. Ça me motive! Après, si j’écris tous les jours, je suis le genre de musicien qui fonctionne à la « dead line ». Elle est clairement mon moteur! Il me faut des objectifs temporels qui me poussent, m’obligent à rester en activité, sinon, pas sûr que je sois, justement, si productif.
Je me fixe une date et je commence à travailler
En somme, vous êtes quelqu’un qui marche à la pression…
C’est ça! Je me fixe une date et je commence à travailler, et l’inverse n’arrive que rarement. Et cette méthode est identique quand je suis en trio ou en quartet : je me pose derrière mon bureau, le matin, et j’écris, ni plus ni moins. Autant dire que je suis à l’opposé de l’image de l’artiste inspiré et romantique… (il rit).
Vous composez donc comme ça, le stylo en main. C’est très pragmatique, ça ?
Encore une fois, oui, ce n’est pas glamour! D’abord, je mets tout sur le papier, et seulement après, je passe au piano. Il y a des choses qui changent, d’autres qui disparaissent… Ma démarche paraît académique, et elle l’est! Être musicien, c’est également un boulot.
Au final, la liberté n’est jamais totale
Malgré tout, avoir une telle discographie derrière soi, est-ce un argument pour s’octroyer plus de liberté ?
Oui, car on se pose moins de questions. L’expérience amène, par exemple, d’être plus cool quand on arrive en studio, et les personnes qui vous encadrent l’acceptent aussi plus facilement, surtout si elles vous connaissent. Être habitué à un studio, à un instrument, à un producteur, à un label, oui, ça aide! Même si au final, la liberté n’est jamais totale, que l’on évoque le choix des titres qui figureront sur l’album, certaines orientations esthétiques… On n’est jamais totalement maître d’un projet. Après, ce qui est sûr, c’est que je me prends beaucoup moins la tête qu’avant sur mes morceaux. Il m’arrive même de les oublier assez rapidement.
On vous connaît en trio ou en quartet, mais rarement en solo. Ça vous fait quoi, là, de vous retrouver seul ?
C’est différent, surtout quand on se pose des questions et que personne ne puisse y répondre! En studio, c’est spécial : on est avec soi-même deux jours durant, concentré, avec cette nécessité de ne pas vouloir se précipiter, car au final, ça se verrait. En concert, le solo est aussi une expérience à vivre. On n’est plus protégé, on ne peut plus se laisser aspirer par les autres… Bref, on est à nu! Ça peut être intimidant, ça peut faire peur, mais cette avancée sur le fil, ça a aussi son charme.
Construire un album en solo, est-ce plus facile qu’à plusieurs ?
En trio, tout prend plus de temps, car il faut soigner les arrangements, essayer si ça marche, même si cette recherche permanente d’équilibre est intéressante, collectivement parlant. En quartet, en tant que leader, mes choix s’imposent plus naturellement. Je me sens plus libre, plus légitime d’être au centre du projet. En solo, on est dans l’ordre du combat : il faut savoir tirer le maximum de son piano. C’est un geste plus spontané. Si j’ai envie de changer le tempo, les formes d’un morceau, je n’ai besoin d’avertir personne, et de savoir s’ils comprennent où je veux en venir (il rit).
Ce qu’essaye de faire chaque musicien : raconter des histoires
Quel est votre rapport au piano ?
C’est ma meilleure copine, que je fréquente depuis de nombreuses années. C’est un outil, aussi, derrière lequel j’adore me poser.
Le site spécialisé All About Jazz parle de vous comme un « musical story teller ». Qu’est-ce que ça signifie, pour vous ?
(Il souffle) C’est, je pense, ce qu’essaye de faire chaque musicien : raconter des histoires, qui elles-mêmes sont réappropriées par les auditeurs. Oui, la musique, c’est un échange d’émotions, une forme assez simple de poésie. Et quand on est seul, forcément, il y a un aspect autobiographique qui s’impose.
Justement, ces Short Stories, elles racontent quoi ?
Elles sont comme des chapitres, des parties dans un livre, qui s’articulent entre elles. Elles sont à voir comme un tout.
Et prises à part, quelles paroles pourrait-on mettre dessus ?
Difficile à dire car je ne suis pas un bon parolier !
De l’amour, de la colère
Vous esquivez surtout la question…
(Il rit) Ces Short Stories, c’est un ensemble de sentiments, et pas forcément palpables. On y trouve de l’amour, de la colère, des questionnements sur le temps qui passe… Bref, ce qui fait le sel de toute chanson. Dans l’une d’elles, encore, je rends hommage à une compositrice que j’adore, Eleni Karaindrou. Voilà. Vous n’en saurez pas plus !
Comment définiriez-vous ces 14 chansons? Peut-on parler d’ambiance cinématographique ?
Oui, ce n’est d’ailleurs pas la première fois que cette référence accompagne ma musique. J’adore le cinéma et je serais flatté si un réalisateur emprunterait ma musique. J’ai toujours été un grand fan des anciens compositeurs, comme Jerry Goldsmith, Bernard Herrmann, John Williams, Ennio Morricone… Les plus jeunes me plaisent moins, car j’ai un esprit « old school ». J’ai plus d’estime pour ces personnes qui portaient leur projet toutes seules que pour les nouvelles fabriques hollywoodiennes, où derrière chaque musique, on trouve 25 compositeurs…
Short Stories pourrait accompagner quel film, alors ?
Ça, c’est difficile à dire. Tout sauf un film d’action (il rit) !
Entretien avec Grégory Cimatti