Michel Reckinger, le président de l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL), répond aux critiques formulées par l’OGBL. Le patronat n’aurait à aucun moment revendiqué la suppression de tranches indiciaires. L’outil en lui-même ne serait toutefois plus adapté à la réalité du terrain.
Il y a une semaine, la présidente de l’OGBL, Nora Back, avait attaqué de front le camp patronal. Elle avait accusé l’UEL d’avoir mené un «combat infect» contre l’indexation. Faux, répond aujourd’hui Michel Reckinger.
L’OGBL a-t-il raison d’affirmer que ce sont les entreprises qui sont les grandes gagnantes de la tripartite?
Michel Reckinger : Non, ce n’est absolument pas le cas. Nous avons abordé cette tripartite avec pour objectif de trouver des réponses à la crise fondamentale dans laquelle on se trouve. Depuis l’automne déjà, la hausse des prix de l’énergie et des matières premières nous préoccupe. L’inflation qui en découle a connu une hausse exponentielle en février avec le déclenchement de la guerre en Ukraine.
Par ailleurs, les entreprises contribuent largement au maintien du pouvoir d’achat des ménages. Sont à mentionner les tranches indiciaires versées en octobre 2021 et avril 2022 et vraisemblablement en avril 2023, en plus d’une augmentation probable du salaire social minimum au 1er janvier 2023.
Vous avez relevé après la signature de l’accord tripartite partiel, le 31 mars, que le patronat a abordé la tripartite sans revendications majeures. L’OGBL vous reproche toutefois d’avoir eu comme unique objectif de vous attaquer à l’index. Qui dit vrai?
Pour reprendre les mots de l’OGBL, je vais souligner à mon tour qu’il s’agit de mensonges. En amont de la tripartite, l’UEL n’a formulé aucune revendication. Réclamer d’office une manipulation n’était pas dans nos intentions. Notre objectif était vraiment de dresser l’état des lieux afin, à partir de là, de discuter des mesures à prendre. Le Statec a présenté une analyse chiffrée globale qui a même été saluée par l’OGBL. Nous, en tant qu’UEL, avons ensuite développé les détails concernant les défis et dangers auxquels doivent faire face les différents secteurs d’activité. Malheureusement, les trois syndicats n’ont en rien contribué à cet état des lieux. On s’est contenté de ressortir le même classeur rouge truffé d’une flopée de revendications…
Assez rapidement, il s’est avéré que la multiplication de tranches indiciaires allait constituer un problème majeur pour les entreprises. Pourquoi?
La compétitivité et la prévisibilité sont indispensables à notre économie et donc à la sauvegarde de l’emploi. Trois tranches indiciaires en 10 mois, c’est-à-dire augmenter en période de crises continues les salaires au Luxembourg de 7,7 %, mettraient en péril la santé financière de bon nombre d’entreprises et la compétitivité de certains secteurs d’activité. Sur base de l’analyse effectuée, il s’est avéré qu’il était préférable de ne verser aucune tranche en 2022 et d’offrir aussi une prévisibilité aux entreprises pour 2023 et 2024. Le compromis a été de maintenir la tranche d’avril et de reporter la deuxième, actuellement prévue pour août 2022, à avril 2023. L’objectif est de soulager surtout les PME qui sont énormément impactées par la hausse des prix de l’énergie et des matières premières. Dans l’industrie, des entreprises qui consomment beaucoup d’énergie ont été contraintes de stopper leur production. Et puis, le secteur financier est, lui, aussi soumis à une importante pression, car en situation de guerre, les grands groupes se préparent à toutes les éventualités. L’économie européenne est en guerre. C’est pourquoi nous avons insisté pour obtenir, au moins, une visibilité sur l’évolution de la masse salariale et sauvegarder ainsi la présence de ces sociétés et entreprises au Luxembourg. Il faut éviter que certains points de basculement ne soient franchis.
Le reproche formulé est que le report de l’index est un cadeau offert à toutes les entreprises, indépendamment de leur situation financière. Ce manque de sélectivité est-il justifiable?
Il s’agit tout simplement d’une politique de promotion du lieu économique qui n’est pas à confondre avec une question d’aides sélectives. Un groupe international choisit son lieu d’implantation sur base de différents critères, la structure des coûts en fait partie. On doit s’assurer que le Luxembourg reste attractif aux yeux des investisseurs, mais aussi qu’il conserve son triple A (NDLR : notation de crédit). Tout cela assure le maintien de notre État-providence. Il faut aussi souligner que ce sont très largement les PME qui vont profiter du report de l’index. Pour une entreprise de 100 salariés, une tranche indiciaire représente 2,5 emplois plein-temps, qui, le cas échéant, ne peuvent pas être créés ou qui doivent être financés sans avoir aucun gain de productivité. La situation de guerre ne vient qu’accentuer la situation. Le refus catégorique de l’OGBL d’employer le terme « guerre » lors de la tripartite démontre que sa seule volonté était d’obtenir gain de cause pour ses membres. L’esprit de solidarité nationale a complètement fait défaut.
La concession sur l’index et les aides ciblées aux entreprises les plus énergivores, sans oublier les moyens renforcés pour négocier le virage écologique vous donnent donc pleinement satisfaction?
J’ai partagé entièrement le point de vue de la présidente de l’OGBL sur le fait de ne pas utiliser l’arrosoir pour venir en aide à toutes les entreprises. Le même principe est à appliquer aux ménages, où les plus vulnérables financièrement vont profiter d’une surcompensation pour la perte de leur pouvoir d’achat. Par ricochet, il faut aider les entreprises les plus gourmandes en énergie pour garantir leur survie, sans perdre de vue ce qui nous attend à moyen et long terme dans le cadre de la transition énergétique. Ce sont d’énormes défis qui attendent tous les secteurs d’activité à l’horizon de 2030 et 2050. Des engagements formels doivent être pris dès aujourd’hui. C’est pourquoi j’ai insisté pour inscrire, dans l’accord tripartite, le principe des aides étatiques afin de permettre aux entreprises de négocier leur virage écologique.
À vos yeux, l’OGBL a perdu la raison en revendiquant une compensation pour tous les revenus jusqu’à un seuil de 160 000 euros brut par an. Comment interpréter ce montant?
Il existe des entreprises qui se sont plaintes de ne pas bénéficier d’une aide plus conséquente pour compenser l’explosion des prix du carburant. La situation de crise engendre cette flambée des prix. Mon entreprise compte quelque 200 camionnettes. Le surcoût fait que le résultat va baisser, mais l’impact n’est pas tel que la survie de l’entreprise soit mise en danger. D’où notre approche de demander des aides ciblées. J’étais donc d’autant plus fâché de voir les syndicats débarquer sur le tard avec une telle revendication qui équivaut à sortir l’arrosoir pour faire bénéficier l’ensemble des salariés d’une compensation. Au bout des deux premières réunions tripartites ainsi que des cinq réunions de travail qui ont suivi, tout le monde était pourtant d’accord pour prendre des mesures sélectives.
Le seuil finalement retenu de 100 000 euros est toujours assez conséquent. Quelle est votre conclusion?
Le principe de la tripartite est qu’il y a des tractations pour aboutir, en fin de compte, à un compromis. Nous nous sommes abstenus de nous mêler aux discussions politiques sur le seuil à retenir, car les entreprises ne sont pas directement concernées par l’impact économique de cette mesure. Notre souci a toutefois été de garder à l’œil le coût du crédit d’impôt pour le budget de l’État. La solidité de nos finances publiques est un atout majeur pour attirer les investisseurs au Luxembourg. Si la mesure s’était avérée trop chère, on aurait mis notre veto.
Indépendamment de cette tripartite, le patronat continue à voir d’un œil critique l’index. Le principe du crédit d’impôt énergie, qui profite davantage aux petits qu’aux gros salaires, peut-il constituer un modèle d’avenir?
Tout d’abord, je tiens à souligner que lors de cette tripartite nous n’avons à aucun moment revendiqué l’annulation d’une tranche indiciaire, même si la compétitivité de nos entreprises est affectée. L’index en tant que tel est néanmoins un outil qui n’est en rien social. Les petits salaires touchent un montant bien moins important qu’un gros salaire. Mener une discussion fondamentale sur la perte de pouvoir d’achat au lieu de maintenir coûte que coûte l’index correspond davantage à la réalité économique. En fin de compte, l’index ne fait qu’encourager l’inflation. Les entreprises subissent, elles aussi, la hausse des prix. Elles ne gagnent pas en productivité, mais sont obligées de verser l’index. Si une tranche tombe, l’entreprise n’a pas d’autre choix que de revoir ses prix et tarifs à la hausse, ce qui n’est pas possible dans tous les secteurs, notamment ceux qui exportent leurs biens et services à l’étranger. Rappelons que 85 % de notre production est exportée. L’index n’est donc ni une bonne solution pour les gens ni pour les entreprises. L’outil date du siècle dernier et n’est plus adapté à la structure salariale d’aujourd’hui.
L’OGBL martèle aussi que l’index n’est pas une mesure sociale et qu’il faut agir sur la fiscalité pour réduire les inégalités. Une réforme de l’imposition peut-elle inquiéter le camp patronal?
Je suis entièrement favorable à la réduction des inégalités sociales. Il est inconcevable pour moi que les plus gros salaires profitent davantage de l’index que les plus petits. Aider les moins bien lotis peut se faire via l’imposition, mais aussi via des aides ciblées. Toutefois, le problème du logement ne peut pas être résolu par une hausse du salaire social minimum. Nous devons donc chercher des solutions plus globales. Si, dans le cadre du logement, cela doit se faire à l’aide de taxes ou d’impôts, nous sommes pleinement d’accord pour le faire. Quant au logement, on reste en attente des mesures que le gouvernement comptait soumettre ce printemps.
À l’échelle de l’UE, les appels pour décréter un embargo sur l’ensemble des énergies fossiles importées depuis la Russie deviennent de plus en plus pressants. Comment se positionne l’UEL face à cette revendication?
Le Luxembourg est à tous les niveaux fortement dépendant de l’étranger. Nous sommes tous profondément dégoûtés de cette guerre. Et je suis aussi profondément convaincu que le seul moyen d’aider à résoudre ce conflit est l’application de mesures économiques maximales. Il faut donc être prêt à faire le dernier pas. Néanmoins, je constate que le camp politique n’est pas suffisamment préparé à un tel scénario. Que ce soit en Allemagne, en France ou en Belgique, on entend au plus haut niveau que l’on devra se serrer la ceinture. Au Luxembourg, aucun responsable politique n’a encore fait une déclaration semblable. Même si on clame que la sécurité des Luxembourgeois est assurée, il faudrait aussi faire passer le message politique que cette crise nécessite de développer une nouvelle sobriété. En temps de guerre, il faut revoir nos habitudes de consommation.
Pour conclure, maintenez-vous que l’attitude de l’OGBL est venue enterrer la tripartite?
La tripartite demeure un instrument de crise. Elle a rempli son rôle avec, néanmoins, un acteur qui a claqué la porte. L’OGBL reste enfermé dans une idéologie qui date du siècle dernier. Il a refusé de faire valoir l’intérêt de tous sur l’intérêt de ses membres. Si cela ne change pas, l’OGBL et sa présidente Nora Back n’ont plus besoin de revenir à la table des négociations. La volonté de trouver des solutions à une situation de crise doit être présente dans tous les camps, sans quoi la tripartite ne pourra plus fonctionner.
L’OGBL reste enfermé dans une idéologie qui date du siècle dernier