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Marc Serres : «Le spatial, ce n’est pas qu’envoyer des astronautes sur la Lune»


Pour Marc Serres, CEO de la Luxembourg Space Agency, le domaine spatial peut apporter de nombreuses retombées à l’économie luxembourgeoise.  (Photos : julien garroy)

Le CEO de la Luxembourg Space Agency revient sur les projets du Grand-Duché en matière d’exploration spatiale et sur les opportunités que le secteur peut représenter pour le pays.

Le Luxembourg a développé une stratégie spatiale pour 2023-2027, quel en est l’objectif?

Marc Serres : La principale motivation pour faire du spatial au Luxembourg, c’est le volet économique. Le gouvernement a identifié le secteur comme étant prioritaire pour la diversification de l’économie. Évidemment, ça se reflète dans la stratégie qu’on a organisée en quatre grands piliers. Le premier, la durabilité pour la Terre, va promouvoir l’utilisation du spatial pour des applications terrestres. Le plus simple, c’est l’utilisation des images prises avec des satellites, par exemple dans les moments de crise, pour cartographier les inondations. C’est utile aussi pour faire le suivi de la maturité des plantes dans l’agriculture, savoir s’il y a un problème de sécheresse ou optimiser le moment des récoltes.

Le deuxième grand pilier, c’est la durabilité dans l’espace. Aujourd’hui, le spatial est entré dans une nouvelle ère. Pendant 60 ans, on a lancé quelques satellites par an. On avait une quantité raisonnable d’objets autour de la Terre. Maintenant, on en a beaucoup plus. On a besoin de gérer l’utilisation des orbites spatiales de manière différente pour éviter les inconvénients qui pourraient naître de cette utilisation intensive, notamment les débris. Pour donner un parallèle, c’est comme si vous achetiez une voiture avec le plein et une fois que le réservoir est vide, vous la laissez sur le bord de la route pour en acheter une nouvelle. On n’a aucun moyen d’aller refaire le plein, aucun moyen de réparer des satellites. Alors, qu’est-ce qu’on peut faire pour améliorer cette situation dans le futur?

Le troisième pilier est lié aux ressources spatiales et à la durabilité de leur utilisation. Le Luxembourg est un pays qui a une stratégie assez unique en la matière, démarrée en 2016. C’est aussi en lien avec ce que je disais juste avant : si on est capable de produire le carburant pour remplir les réservoirs des futurs vaisseaux, c’est une nouvelle économie qui se met en place. À long terme, cette stratégie des ressources spatiales va bien au-delà simplement d’aller creuser un trou sur la Lune pour extraire des ressources. Ce n’est qu’une étape d’un processus qui est beaucoup plus large et doit avoir un impact positif sur l’ensemble des activités spatiales. Si on envisage d’aller sur Mars, on ne peut pas imaginer le faire sans se servir des ressources qu’on va trouver là-haut.

Le dernier pilier, c’est la durabilité économique. Et là, c’est important de comprendre comment le spatial a fonctionné pendant de nombreuses années. C’est un secteur fortement tiré par l’institutionnel. Notre défi, aujourd’hui, c’est de le rendre un peu plus commercial pour avoir des activités économiques sans intervention. C’est ce qu’on cherche à faire au Luxembourg : promouvoir les activités qui ont une chance de se développer et de ne plus dépendre des moyens publics. Alors, ce n’est pas facile puisque le long héritage du spatial fait qu’il y a beaucoup d’entreprises qui sont habituées à recevoir des contrats. Néanmoins, on voit depuis une bonne dizaine d’années maintenant une vague d’entrepreneurs qui veulent faire les choses un peu différemment.

Quels sont les projets actuels de la Luxembourg Space Agency?

Cette année, on a un évènement très important à l’agenda qui est la préparation du conseil ministériel de l’European Space Agency (ESA) qui se déroule à peu près tous les trois ans et qui est en fait l’opportunité de démarrer de nouveaux programmes et préparer le cadre pour les 3 à 5 prochaines années. Le Space Campus, c’est aussi un projet qui est très important pour l’écosystème et il y a encore des discussions pour décider de sa mise en œuvre. Je crois que 2025 va être l’année charnière pour son démarrage. Je ne vais pas m’engager, bien sûr, parce que ce n’est pas nous qui décidons. Le Space Campus sera organisé en deux sites. Un à Belval qui va regrouper les activités en matière de recherche publique et accueille déjà aujourd’hui l’Esric, l’European Space Resources Innovation Centre. Et puis à Kockelscheuer, on va plutôt se focaliser sur les activités industrielles. C’est aussi là que se trouvera l’agence.

Je ne vois pas la coopération avec les États-Unis s’arrêter

Il y a aussi un projet de rover réalisé avec le Japon.

C’est un projet qui remonte déjà à 2017, quand Ispace, qui est une société japonaise, a établi une filiale ici. Ce groupe s’est développé et a donné une entité luxembourgeoise qui a créé un rover. C’est un petit véhicule d’une dizaine de kilos. Un accord de coopération a été passé avec une grande société de l’industrie minière pour tester un mécanisme de capture de régolithe, la matière un peu poudreuse qui se trouve à la surface de la Lune. Ça va être une démonstration non seulement technologique, mais aussi du modèle économique et juridique de ce genre d’activité. Cette mission, c’est la première autorisation luxembourgeoise pour une activité commerciale dans le domaine de l’utilisation des ressources spatiales. Si ça marche, ce sera le premier rover européen sur la surface de la Lune. Il y a quand même énormément d’éléments dans cette mission qui sont pionniers et qui démontrent aussi que quand on se donne certains moyens, on peut faire des choses extraordinaires.

Depuis maintenant quelques années, on parle beaucoup de retourner sur la Lune, après l’avoir laissée pendant plusieurs décennies. Quel est l’intérêt?

Je dirais que, de manière générale, les grandes puissances le font pour des raisons géopolitiques, pour démontrer leur positionnement au niveau mondial. Il y a aussi un but scientifique. Même si on étudie la Lune depuis un moment, il y a encore énormément d’aspects qu’on ne comprend pas. Et puis la Lune a un grand avantage : c’est un objet céleste qui n’est pas trop loin de la Terre où on peut commencer à développer toutes les technologies nécessaires pour aller plus loin.

Pour le Luxembourg, l’intérêt d’être associé à cette exploration lunaire, ce sont les ressources spatiales. On voit un énorme potentiel de développement à cause de tous les besoins nécessaires pour avoir une activité sur site. Si on parle de générer de l’énergie, ce sera à partir des ressources qu’on trouve sur place pour produire du carburant, de l’oxygène… On va pouvoir extraire le silicium, par exemple, pour fabriquer des panneaux solaires. Il y a une quantité énorme de ressources qui peuvent être utilisées pour soutenir l’exploration spatiale. Il y a plein d’intérêts, plein de besoins si on veut intensifier les activités sur le sol lunaire.

Quels sont les atouts du Luxembourg dans le domaine spatial?

C’est déjà notre motivation de jouer un rôle. Je pense qu’on a aussi toujours eu une approche de coopération. Et puis on a cet objectif stratégique de se positionner dans le domaine de l’utilisation des ressources spatiales. Je pense que ça, c’est un atout aussi parce qu’il n’y a pas beaucoup d’autres pays qui se sont donné des objectifs aussi ambitieux et spécifiques. Je pense que là, on peut être un très bon partenaire. On a de très bonnes coopérations avec le Japon, la Corée, les États-Unis. Entretemps, on a aussi eu un certain nombre d’entreprises et donc un apport diversifié de technologies et de moyens.

Même si on étudie la Lune depuis un moment, il y a encore énormément d’aspects qu’on ne comprend pas

En parlant des États-Unis, est-ce que le retour de Donald Trump au pouvoir pourrait changer des choses au niveau de la coopération?

C’est difficile à dire à ce stade. Mais bien sûr, ça pourrait. On ne sait pas encore aujourd’hui exactement quelle direction ça prend, mais on voit qu’il y a déjà beaucoup de réorganisation interne. On a déjà vu partir quelques personnes qui étaient nos points de contact à la NASA. Ce qu’il faut attendre à présent, c’est la mise en place d’un nouvel administrateur. Les objectifs et les priorités deviendront beaucoup plus clairs. Maintenant, est-ce que les missions de la NASA vont être complètement bouleversées? Je n’irai pas jusque-là, mais il y a certainement des choses qui vont être repriorisées. Je dirais qu’à ce stade, l’impact reste extrêmement limité pour le Luxembourg. Le dialogue qu’on avait avec eux était très bon, on ne s’attend pas à ce qu’il se dégrade. Je ne vois pas non plus la coopération avec les États-Unis s’arrêter. On devra tous s’adapter un petit peu, puisque c’est quand même un acteur mondial très important.

Dans de nombreux secteurs aux États-Unis, on parle de la fuite des cerveaux que l’Europe pourrait accueillir. Cela pourrait aussi arriver dans le domaine spatial?

Certainement, oui. Il y a effectivement des talents américains qui envisagent de se relocaliser en Europe. Pour nous, ce n’est pas quelque chose de totalement disruptif parce qu’on a déjà tellement d’acteurs étrangers qui viennent travailler au Luxembourg. Et d’ailleurs, dans notre écosystème spatial, on a déjà beaucoup d’Américains. Je le verrais même comme une opportunité pour nos entreprises qui pourraient à ce moment-là avoir accès à des talents qui n’auraient peut-être pas envisagé venir au Luxembourg.

De nombreuses entreprises ont investi le domaine spatial, qu’est-ce que cela a changé?

Il suffit de regarder un peu les chiffres. Il y a une dizaine d’années, on avait peut-être une vingtaine d’entreprises au Luxembourg. Aujourd’hui, on en a presque 80. Au niveau de la valeur ajoutée pour le pays, SES reste toujours un grand acteur. Il y a encore énormément de start-up et d’entreprises qui sont dans les phases préliminaires de développement et ne génèrent pas de revenus. Ce n’est pas quelque chose qui se développe juste en quelques années. C’est un effort qui prend 10-15 ans pour qu’une entreprise atteigne un niveau qui lui permette de vivre et de développer de manière sereine ses activités. À titre personnel, quand j’ai commencé, je connaissais tout le monde. Aujourd’hui, je connais la plupart des CEO mais je ne connais plus tout le monde personnellement.

L’une des missions de l’agence, c’est aussi de communiquer sur ses activités. C’est important de garder un lien avec le public?

Tout à fait, même si ce n’est pas la mission principale. On a besoin de talents, donc besoin de communiquer et d’enthousiasmer les jeunes pour qu’ils se lancent dans des études scientifiques et techniques. Il y a la perception qu’il n’y a que le métier d’astronaute qui est recherché. Et c’est totalement faux. Bien sûr, c’est un métier extrêmement inspirant pour une majorité de la population mais ce n’est pas la seule carrière dans le domaine spatial. Ses entreprises ont besoin des mêmes compétences que n’importe quelle autre. Maintenant, ce sont les profils scientifiques et techniques qui sont les plus difficiles à trouver. C’est donc important de promouvoir ces métiers comme avec l’initiative « Astronauts for a Day« . On a travaillé pendant un an avec une dizaine des jeunes qui ont gagné le concours et sont nos ambassadeurs. C’est juste fantastique de voir à quel point ils sont déjà engagés. Ils ont parfois seulement 13-14 ans et montrent un tel enthousiasme à promouvoir le spatial! Bien sûr, le résultat, on ne le verra que dans 20 ans.

Et puis c’est important aussi de continuer à informer et convaincre la population que ces investissements apportent quelque chose à la société. Il y a déjà énormément de domaines qui sont impactés de manière positive par les infrastructures spatiales. Aujourd’hui, on les utilise pour les communications, la météorologie, l’observation, la sécurité… Le spatial, ce n’est pas qu’envoyer des astronautes sur la Lune. Je peux comprendre qu’on communique souvent sur les choses grandioses et inspirantes. On va donc mettre plus en avant les astronautes qu’une entreprise qui vient de développer un terminal pour recevoir un signal d’un satellite de communication. C’est beaucoup moins sexy, mais c’est tout aussi utile et c’est une vraie retombée pour notre société.

D’après Marc Serres, le Luxembourg a un coup à jouer dans l’exploitation des ressources spatiales.

Repères

État civil. Marc Serres, 52 ans, est marié et père de quatre enfants.

Formation. Il est titulaire d’un doctorat en optoélectronique et d’un master en génie électrique avec une spécialisation en hyperfréquences, tous deux obtenus à l’université catholique de Louvain en Belgique.

Carrière. De 2000 à 2005, il a travaillé dans l’industrie de fabrication d’antennes de communication par satellite au sein de la société Hitec Luxembourg. Il est ensuite entré au ministère de la Recherche où il a géré les relations du Luxembourg avec l’European Space Agency (ESA) comme responsable de la politique industrielle. En 2014, il a intégré le ministère de l’Économie en tant que directeur des affaires spatiales.

Luxembourg Space Agency. Il devient le premier CEO de la Luxembourg Space Agency lors de la création de celle-ci en 2018.

International. Il dirige la délégation luxembourgeoise à l’Agence spatiale européenne et représente le Luxembourg au Conseil de l’ESA. Il est membre de l’Académie internationale d’astronautique.