Sous l’autorité du président du jury Mohammad Rasoulof, symbole à lui seul de la lutte pour la liberté, le palmarès de cette 15e édition du LuxFilmFest a reflété l’instabilité du monde actuel en récompensant des œuvres très engagées.
Chaque année, le LuxFilmFest nous habitue un peu plus à son ampleur, en tant qu’évènement majeur de l’industrie cinématographique nationale et pour la place qu’il occupe dans le circuit international des festivals. Cette année encore, pour sa 15e édition, ce rendez-vous incontournable a accueilli pléthore de stars respectées (l’acteur Tim Roth, le réalisateur et compositeur Alejandro Amenábar), d’auteurs essentiels du septième art et d’artistes plus ou moins jeunes, plus ou moins expérimentés, du Luxembourg et d’ailleurs, qui contribuent à écrire l’histoire du cinéma contemporain. En battant encore des records : les premiers chiffres ont recensé «plus de 21 000 spectateurs» dans les salles, a précisé Gladys Lazareff, directrice générale de l’évènement, tandis que le Pavillon immersif attend une hausse de ses visiteurs d’environ 25 % par rapport à 2024.
Une autre habitude? Celle de s’étendre en longs discours le soir de son inauguration, et d’aller droit au but au moment de la remise de prix. Et, entre les deux, une dizaine de jours au cours desquels l’évènement est devenu un lieu où l’on parle, oui, de cinéma – de l’art et de ses secrets de fabrication, de son industrie et de ses enjeux, des émotions que soulèvent les films, sans oublier les inévitables débats entre spectateurs à la sortie des salles –, mais aussi et surtout un lieu où s’est épanoui le cinéma comme objet de réflexions politiques. Comment pouvait-il en être autrement quand le jury comprenait le scénariste Paul Laverty, éternel binôme du réalisateur Ken Loach et, donc, pilier du cinéma social anglais, et que son président, l’Iranien Mohammad Rasoulof, cinéaste clandestin dans le viseur du régime des mollahs et récemment exilé en Allemagne, est lui-même un symbole de la lutte pour la liberté?
Il suffit, pour confirmer cela, de dresser un bref bilan des artistes qui ont accompagné leurs œuvres devant le public luxembourgeois. Quelques exemples hors compétition, avec la réalisatrice Charlène Favier, qui a présenté Oxana, son biopic sur la militante et cofondatrice du mouvement Femen Oksana Chatchko, aux côtés de son actrice, l’Ukrainienne Albina Korzh; Fanon, un autre biopic, celui du psychiatre, penseur et militant anticolonialiste Frantz Fanon, a bénéficié de la présence de son réalisateur, le Guadeloupéen Jean-Claude Barny. Côté compétition, le festival a reçu la cinéaste cap-verdienne Denise Fernandes pour Hanami, le Géorgien Tato Kotetishvili pour Holy Electricity, le Somalien Mo Harawe pour The Village Next to Paradise ou encore le Roumain Bogdan Mureşanu pour The New Year That Never Came – autant d’œuvres engagées et de regards différents sur le monde, décryptés et discutés avec le public.
Révolution et vie de galère
Si Mureşanu n’a pu étendre sa présence au Grand-Duché jusqu’au soir de la clôture, c’est bien lui, le grand gagnant de cette 15e édition : The New Year That Never Came, grand film choral où s’entrechoquent des destins ordinaires alors que la chute du dictateur Ceaucescu est imminente, est un époustouflant morceau de cinéma, entre interprétations habitées et une profondeur esthétique étourdissante qui invoque l’enchantement par la nostalgie.
Le double vainqueur du Prix de la critique et du Grand Prix, «bien que situé dans un passé récent, peut être vu comme un reflet du présent, et porte un avertissement sur le futur», a déclaré Mohammad Rasoulof. Sans doute le président du jury y a vu aussi un lien avec son œuvre et son expérience personnelle, en soulignant que, «bien que les personnages font face à la terreur et à la répression, l’absurdité extrême du régime est mise à nu avec intelligence et un esprit vif. Cela nous rappelle que les puissants craignent le ridicule, bien souvent la première fissure à leur barbarie.»
Le jury a tenu à attribuer une mention spéciale à The Village Next to Paradise, «un récit courageux, audacieux et multidimensionnel», sur la vie de galère d’un homme et de son fils dans un village au cœur du désert, rejoints par la sœur du père, fraîchement divorcée, une couturière qui rêve d’ouvrir sa boutique et qui maintient la cohésion dans la famille. Le premier long métrage de Mo Harawe – et premier film somalien à être entré en sélection officielle du festival de Cannes en 2024 – a également reçu le 2030 Award, sponsorisé par la Direction de la coopération au développement et de l’action humanitaire, qui récompense un film illustrant les enjeux actuels de l’aide au développement.
Le jury de ce prix a d’ailleurs noté l’implication de la «population locale» dans la réalisation du film, saluant en outre qu’il «fait valoir l’importance de l’éducation, les choix entraînés par la pauvreté (et) la résilience face à l’adversité» dans cette histoire «renversant les rôles familiaux traditionnels» et «portée par la force de son actrice principale», Anab Ahmed Ibrahim.
Réfugiés et machine de guerre
Dans un festival qui brise les limites géographiques et artistiques, dans un pays où cohabitent plus de 150 nationalités différentes, deux documentaires réfléchissant à la notion de frontière ont été récompensés. Dans son essai tellurique et méditatif The Landscape and the Fury, la réalisatrice et journaliste d’investigation suisse Nicole Vögele procède à l’observation des cicatrices laissées par la guerre de Bosnie-Herzégovine en posant sa caméra à la frontière de la Bosnie et de la Croatie, tout en allant à la rencontre de réfugiés tentant de rejoindre l’Europe.
«Des dizaines de milliers de personnes sont mortes (aux frontières de l’Europe) ces dernières années, et notre silence, choquant, prouve que nous acceptons cela», a signalé la réalisatrice en recevant le Prix du documentaire, rendant hommage en outre à ces réfugiés qui «ont donné leur âme pour apparaître dans (s)on film». Comme un écho au choix du jury de la compétition documentaire, le jury jeune a quant à lui récompensé Home Game, un autoportrait en forme de journal filmé de Lidija Zelovic, qui a fui Sarajevo pour Amsterdam il y a trente ans. En se maintenant dans le microcosme de la famille, la réalisatrice «représente sa lutte pour l’intégration dans un pays étranger», a dit ce jury entièrement composé de lycéennes, tout en tendant un miroir aux récentes dérives nationalistes et aux tensions raciales des Pays-Bas.
Et tandis que le prix de la meilleure œuvre XR (réalité virtuelle ou augmentée) habituellement une célébration des impressionnantes possibilités techniques, technologiques et narratives du cinéma de demain – ce qui a été le cas, dans une moindre mesure, avec une mention spéciale à Ito Meikyû, une expérience sublime de Boris Labbé autour de l’art et de la littérature japonaise –, cette récompense aussi s’est révélée être éminemment politique.
Il est vrai qu’il est difficile de se remettre de Champ de bataille – encore un film «né ici, au Luxembourg», une œuvre immersive qui nous propulse au cœur des tranchées de la Première Guerre mondiale, en «nous confrontant à l’absurdité existentielle de la machine de guerre». Récompense en main, son réalisateur, François Vautier, a d’ailleurs livré le discours le plus poignant de cette quinzième remise de prix : «J’ai fait ce film en hommage à tous ces gars qui sont morts dans les tranchées de Verdun. Il y a huit ans, quand je l’ai écrit, je n’imaginais pas qu’on retrouverait une guerre des tranchées en Europe (…)
Aujourd’hui, ce film est rattrapé par la guerre en Ukraine, par des jeunes qui continuent de mourir dans des tranchées : ce film leur est aussi dédié.» Champ de bataille est visible jusqu’au 23 mars au Pavillon immersif, à Neimënster. Le LuxFilmFest donne quant à lui déjà rendez-vous du 5 au 15 mars 2026 pour sa prochaine édition; si on ne doute pas que l’évènement verra encore plus grand, le contexte politique européen et mondial dans lequel il se tiendra reste, lui, plus que jamais incertain.
Le palmarès
GRAND PRIX
The New Year That Never Came, de Bogdan Mureşanu
Mention spéciale : The Village Next to Paradise, de Mo Harawe
PRIX DU DOCUMENTAIRE
The Landscape and the Fury, de Nicole Vögele
PRIX DU PUBLIC
Went Up the Hill, de Samuel Van Grisven
2030 AWARD
The Village Next to Paradise, de Mo Harawe
PRIX INTERNATIONAL DE LA CRITIQUE
The New Year That Never Came, de Bogdan Mureşanu
PRIX DU JURY JEUNE
Home Game, de Lidija Zelovic
PRIX DU JURY SCOLAIRE
Sieger Sein, de Soleen Yusef
Mention spéciale : Young Hearts, d’Anthony Schatteman
PRIX DU JURY ENFANTS
Grüsse vom Mars, de Sarah Winkenstette
PRIX DE LA MEILLEURE ŒUVRE IMMERSIVE
Champ de bataille, de François Vautier
Mention spéciale : Ito Meikyû, de Boris Labbé