Le «female gaze» a fait du chemin dans la façon d’aborder le corps féminin au cinéma mais, pour Vannina Micheli-Rechtman, la psychanalyse permet aussi de questionner cette théorie.
Le regard d’une femme cinéaste est-il différent de celui d’un homme? La question, posée à l’origine par des essayistes féministes, a depuis trouvé ses éléments de réponse chez les théoriciens des deux sexes. Mais c’est bien la Britannique Laura Mulvey qui, en 1975, a introduit l’expression de «female gaze» (regard féminin) dans un essai au titre éloquent, Visual Pleasure and Narrative Cinema. «Dans un monde régi par les inégalités sexuelles, le regard a été divisé entre un mâle actif et une femme passive», écrivait-elle. Le «plaisir visuel» du titre, c’est le corps de la femme comme objet du regard, l’une des deux caractéristiques du «male gaze» (regard masculin), à la faculté voyeuriste; l’autre consiste à regarder la femme sous l’angle fétichiste, lorsqu’elle devient le substitut de la peur de la castration.
À l’instar de tous les autres milieux représentés à l’intérieur de la société, c’est donc le regard masculin qui est dominant au cinéma. Ce que l’on peut vérifier facilement dans les chiffres : depuis la création du festival de Cannes, en 1946, jusqu’en 2018 – année marquée par un appel à la parité et à l’égalité salariale en haut du tapis rouge, mené par Cate Blanchett et Agnès Varda –, seules 82 femmes cinéastes ont été en compétition, pour plus de 1 600 hommes… La psychanalyste Vannina Micheli-Rechtman, invitée par le LuxFilmFest et le Casino Luxembourg pour une conférence autour des regards féminin et masculin au cinéma, prend en exemple ce fossé, de même que «l’implosion en direct» des César 2020 ou la colère de Céline Sciamma et Adèle Haenel face à la victoire de Roman Polanski, pour mettre en lumière que l’un des effets de #MeToo a été de «révéler la place des femmes, surreprésentées à l’écran et sous-représentées derrière la caméra».
Le « female gaze » propose au spectateur d’épouser l’expérience du féminin
De la notion de «female gaze», la psychanalyste note qu’elle est source de désaccords entre les artistes – y compris femmes –, mais que tous valident le besoin d’un regard sans oppression sur les femmes. Le «female gaze» est même remis en question par «les concepts de genres, d’identités et de fluidités», mais on dépasse là ses enjeux essentiels. Il convient donc de définir ce regard, qui «n’est surtout pas un concept miroir du regard masculin», souligne Vannina Micheli-Rechtman. Pour l’essayiste Iris Brey, une référence sur la question que cite la conférencière, «c’est une proposition de renouvellement de notre manière de désirer, sans voyeurisme, et qui n’est plus basée sur une asymétrie entre les genres, mais bien sur l’égalité et le partage». Plus simplement, le «female gaze» propose au spectateur d’«épouser l’expérience du féminin», sans que celle-ci s’adresse à un sexe en particulier. Dans cette optique, le corps féminin «est filmé comme un sujet, et non plus comme un objet» lié au désir.
La théorie du «female gaze» a fait son chemin, contribuant à la réécriture d’une norme sociale en pleine transformation. Et si Vannina Micheli-Rechtman pointe que le cinéma est né – à la fin du XIXe siècle, «conjointement à la psychanalyse», rappelle-t-elle – en tant que «simple divertissement», il faut rappeler qu’Alice Guy, première femme cinéaste, a très vite dépassé ce statut en réalisant des films, au début des années 1900 et jusque dans la décennie suivante, qui traitent déjà du sexisme et dans lesquels elle s’amuse à échanger les rôles entre hommes et femmes (plus tard, elle mettra aussi en scène le premier film joué uniquement par des acteurs afro-américains). Si la représentation du corps féminin au cinéma change selon l’époque et l’espace, elle n’est figée qu’à travers la domination masculine de l’industrie, qui a longtemps dissimulé ce pan du cinéma. Lacan, qui côtoyait les milieux artistiques, s’est différencié de Freud par un «modèle naturaliste, selon lequel l’identité sexuelle serait établie non par l’anatomie mais par des mécanismes inconscients d’identification» (la «sexuation»), explique la psychanalyste.
De même que Lacan, un homme, prouve qu’il est «impossible de penser une essence générale des femmes» – ce que les théoriciennes et essayistes féministes corroborent –, Vannina Micheli-Rechtman émet l’hypothèse que, dans de rares cas, un cinéaste homme peut poser un regard qui se rapproche du «female gaze». Elle cite John Cassavetes comme exemple de réalisateur capable de «mettre en scène une autre vision du féminin», notamment car ses personnages «renvoient à une vérité de l’instant plutôt qu’à une vérité psychologique». Des personnages qui «se cherchent constamment», qui «se constituent dans l’acte même de jouer» et qui sont ainsi tous sujets et non objets, hommes comme femmes. Cassavetes est indissociable de Gena Rowlands, qu’il a filmée dans toutes ses nuances allant de la femme névrosée, «au bord de la folie» (A Woman Under the Influence, 1974) au jeu intimiste (Gloria, 1980). Pour la conférencière, Cassavetes porte le «female gaze» en cela qu’il «tente de saisir l’éphémère de la féminité».
L’idée que la question de la féminité ne peut être discutée que par une femme n’est donc ni tout à fait vraie ni tout à fait fausse. C’est pourtant celle-ci qui trace son sillon, portée certes par de très beaux films (à commencer par ceux de Céline Sciamma : Bande de filles, Portrait d’une jeune fille en feu…), mais qui réduit la «variabilité des représentations du féminin à son seul rapport à l’histoire ou aux contextes sociaux et culturels du moment». La psychanalyse ouvre cette réflexion, vers des pistes certes délicates, mais qui, en fin de compte, ramènent toujours à l’essence de la question : la distance entre l’artiste et son modèle.