Président du jury du 15e LuxFilmFest, le cinéaste iranien dissident Mohammad Rasoulof a fui son pays en mai dernier. Son dernier film tourné clandestinement, The Seed of the Sacred Fig, est attendu en salle en avril. Entretien.
Après des années à déjouer la censure, le cinéaste Mohammad Rasoulof, interdit par le régime iranien d’exercer sa profession, privé de son passeport, puis arrêté en juillet 2022 et condamné, moins de deux ans plus tard, à de la prison, des coups de fouet, une amende et la confiscation d’une partie de ses biens, a dû se résoudre à l’exil hors d’Iran. Non sans y avoir tourné un dernier film clandestin, The Seed of the Sacred Fig (2024), entre huis clos paranoïaque et documentaire, sur un juge d’instruction du tribunal révolutionnaire de Téhéran, conscient qu’il se conforme à un système absurde et injuste, tandis que ses filles soutiennent le mouvement de protestation Femme, Vie, Liberté.
Depuis longtemps dans le viseur des autorités iraniennes, Mohammad Rasoulof, ami de Jafar Panahi – autre cinéaste dissident, lui aussi symbole de la résistance contre le régime des mollahs, et qui avait été emprisonné dans la foulée de Rasoulof –, avait précédemment critiqué ouvertement la censure des artistes (Manuscripts Don’t Burn, 2013), la corruption (A Man of Integrity, 2017) ou encore la peine de mort (There Is No Evil, vainqueur de l’Ours d’or à Berlin en 2020) en Iran. Présent au LuxFilmFest en tant que président du jury, le cinéaste de 52 ans, qui a secrètement quitté son pays à pied en mai 2024 afin de pouvoir présenter son nouveau film à Cannes, réfléchit à sa nouvelle vie d’artiste exilé en Allemagne. The Seed of the Sacred Fig est attendu sur les écrans luxembourgeois le 2 avril.
Si j’avais été libre de faire The Seed of the Sacred Fig, eh bien, je n’aurais même pas eu besoin de le faire
Voilà bientôt un an que vous avez fui l’Iran : comment votre liberté retrouvée vous affecte-t-elle en tant qu’artiste, quand vous avez surtout connu la contrainte, la censure et le danger?
Mohammad Rasoulof : C’est une expérience très spéciale, très unique. Ce n’est pas facile de se défaire de son passé, de tous les aspects de mon vécu que j’ai intégrés et qui m’ont conditionné jusqu’à maintenant. Un poisson qui a toujours vécu dans un petit bassin et qui se retrouve soudain dans les courants des eaux libres doit apprécier sa liberté, mais doit aussi certainement être effrayé, parce qu’il doit se confronter à de nouvelles contraintes.
Votre dernier film, The Seed of the Sacred Fig, est le plus directement critique du régime iranien. Comment le temps vous a-t-il amené à abandonner l’aspect symbolique de vos premières œuvres?
Je crois que c’est après mon quatrième film, vers 2011, que j’ai fait le choix tout à fait conscient, et sans doute définitif, de ne plus utiliser la métaphore comme moyen d’échapper à la censure. Mais il se trouve que, lorsque vous faites un film clandestin, vous êtes plus que jamais soumis aux circonstances dans lesquelles vous travaillez. Autrement dit, la forme du film est uniquement définie par les restrictions du moment. Comment aurais-je fait ce film si j’avais été libre de le faire? Eh bien, je n’aurais même pas eu besoin de le faire. Si le gouvernement iranien avait la tolérance d’entendre ce récit, il n’aurait plus eu de raison d’être et j’aurais été intéressé par d’autres sujets. Pour ce film, par exemple, j’avais le souhait de raconter un drame familial dont la matière serait purement psychologique – les parcours humains, individuels et subjectifs des personnages. Mais le contexte politique est tellement omniprésent qu’il a complètement recouvert les aspects psychologiques sur lesquels j’aurais voulu me concentrer.
Hors d’Iran, vous êtes libre de raconter ces histoires. Quels sont les sujets qui vous intéressent aujourd’hui?
Pourquoi pensez-vous que je suis libéré de mes contraintes? Suis-je vraiment libre de faire un film dans la culture que je connais, dans la langue que je parle, avec les personnes que je connais le mieux? Je vis, et donc je travaille, sous de nouvelles contraintes.
Votre dernier film raconte l’irruption du mouvement Femme, Vie, Liberté dans la vie d’un exécuteur du régime totalitaire. Ce mouvement, et plus généralement la jeune génération, fait valoir dans la rue que le régime des mollahs ne l’effraie pas. Que cela vous inspire-t-il?
Les mouvements de protestation, de résistance, y compris ceux qui se développent sans peur, ont des racines profondes en Iran. Ils remontent à plus loin dans le temps, à une époque où ces cris-là n’étaient pas entendus; ce que l’on voit aujourd’hui est en réalité le fruit d’un mouvement continu. Si cette génération se fait entendre, c’est en effet parce qu’elle a réussi à diffuser son cri d’une façon sans précédent, à l’échelle mondiale. La nouveauté, c’est cette diffusion, qui augure par ailleurs des développements futurs. Pour ces jeunes gens, ce qui a été important, c’est la configuration du monde actuel, ce que permettent les réseaux sociaux, les nouvelles technologies, les moyens de communication très rapides qu’ils utilisent. C’est ça qui a changé la donne. La question que nous devons vraiment nous poser est la suivante : si, il y a 50 ans, on disposait de ce niveau d’échanges de communication, ce rapport avec le monde entier, est-ce que le peuple iranien aurait tout de même mis à bas le shah – et, s’il l’avait fait, est-ce que ce mouvement se serait transformé en ce qu’il a été, c’est-à-dire l’avènement d’une république islamique? Ce qui détermine en tout cas ce contexte, c’est ce niveau d’ouverture vers le monde, qui est inédit dans l’histoire du pays.
Il y a un lien entre tous les cinéastes qui travaillent hors de la supervision du régime iranien
Dans cette nouvelle génération, il y a des cinéastes qui émergent, à l’image d’Ali Asgari, qui a gagné le LuxFilmFest en 2024 avec Terrestrial Verses et qui y a présenté cette année Higher than Acidic Clouds, un journal filmé sur son assignation à résidence par le régime iranien. Il est important pour vous de connaître, d’être en contact avec ces jeunes artistes?
Oui. La production du cinéma indépendant iranien est un continuum, il y a un lien entre tous les cinéastes qui travaillent de façon clandestine, en marge de la supervision du régime. Je suis persuadé que cette génération, avec sa façon de faire de l’art et de s’exprimer, mènera cette chaîne de résistance vers un avenir plus désirable.
Vous travaillez à un projet de film d’animation. Le fait d’être loin de l’Iran, de ne plus pouvoir en raconter le présent et le réel, vous pousse-t-il vers d’autres techniques de narration, d’autres types d’histoires?
Il y a à la fois ce que je n’ai plus – un accès à ces décors, à ce peuple, à cet environnement auquel j’appartiens – et ce à quoi j’ai à présent accès. Je suis nécessairement inspiré par ce nouvel environnement, les questionnements qui me traversent du fait de ma position d’artiste exilé, et je me nourris de tout cela. L’animation, ce n’est pas certain : c’est un des projets qui s’ouvrent à moi et parmi lesquels je n’ai pas encore choisi. J’ai de toute façon le souhait de m’adresser à un grand nombre, pas seulement me focaliser sur mes propres démons et intérêts. Mon éternel souci est de m’ouvrir au monde qui m’entoure immédiatement, et il se trouve que celui-ci a évolué. Mon cinéma doit suivre cette allure.
The Seed of the Sacred Fig, de Mohammad Rasoulof.
Sortie le 2 avril.