Un documentaire tourné… dans un jeu vidéo. C’est le concept de Knit’s Island, dont le regard anthropologique n’en est pas moins lié à l’expérimentation formelle.
jeu de société(s)
Quelque part sur internet, une île s’étend sur quelque 250 kilomètres carrés. Elle est le décor du jeu vidéo de «survival» Day Z, un simulateur en ligne dans lequel les personnages doivent s’organiser pour survivre sur ce territoire isolé, peuplé d’autres communautés survivalistes… et de zombies. Un trio de réalisateurs français, Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L’helgoualc’h, copains depuis qu’ils ont fréquenté ensemble les Beaux-Arts de Montpellier, est parti «en immersion» dans le jeu, à travers ses propres avatars, vêtus d’un gilet «Press» comme on en voit sur les reporters de guerre.
En tout, ils ont passé 963 heures sur Day Z, réparties sur une période de deux ans, pour en tirer le documentaire Knit’s Island, réflexion à la fois technologique, anthropologique et philosophique sur le rapport de l’humain au virtuel, mais aussi sur ce que peut être le cinéma d’aujourd’hui.
Quentin L’helgoualc’h, venu hier présenter le film en compétition documentaire (il est également projeté dans le programme jeune public, ainsi que dans le cadre d’une collaboration avec le Casino Luxembourg), s’est souvenu que lui et ses coréalisateurs avaient choisi ce jeu «parce qu’il semblait répondre à plein de questionnements qu’on avait vis-à-vis d’internet et des problématiques liées au virtuel».
Au contraire de GTA V (dans lequel le trio avait tourné le court métrage documentaire Marlowe Drive, en 2017), Day Z «prend le contrepied de la rapidité d’internet : il faut du temps pour y jouer et rencontrer des gens, qui ne sont qu’une centaine sur cette gigantesque carte. On passe parfois plusieurs heures sans croiser personne et, quand ça arrive, la communication se fait toujours dans le suspense de qui est l’autre.» Lors des longues premières heures passées à prendre en main le jeu dans ce monde désolé et sauvage, ils se sont souvent fait tuer, et «dans ce jeu, la mort, c’est une perte de temps énorme, puisqu’il faut à chaque fois tout recommencer».
Au fil du temps, les trois réalisateurs ont suivi de nombreux personnages : un cow-boy qui roule sa bosse en solitaire, des novices, des couples (virtuels)… «Cette frontière brouillée entre le joueur et son avatar est inhérente au jeu, explique Quentin L’helgoualc’h, mais notre axe de travail dans ce monde virtuel était celui de la réalité. On voulait créer des liens avec les avatars pour, progressivement, réussir à percer cette couche virtuelle – qui est aussi une protection – pour parler à la personne réelle.»
Mais la confiance n’a pas été toujours facile à gagner : «Au début, celles et ceux qu’on croisait pensaient qu’on était dans notre rôle de journalistes, comme eux jouaient le rôle d’un cow-boy, d’un fermier, ou d’un membre de la milice. Il a fallu un peu de temps avant qu’ils comprennent qu’on n’était pas contre eux et qu’on ne voulait pas faire un film sur eux, mais avec eux.» À mesure que le film avance (dans l’ordre chronologique du temps de jeu), leurs rencontres sont emplies d’émotion et parviennent à toucher l’humain.
Aujourd’hui, le jeu vidéo commence largement à influencer à son tour le cinéma
Dans une scène marquante, les documentaristes sont accueillis au sein d’un groupe armé cannibale. Des fous de la gâchette, sans doute les personnages les plus dangereux du jeu, qui répondent aux questions des Français tout en s’amusant à torturer devant leurs yeux «Princesse», leur esclave. «Cette violence, il fallait qu’on la documente», assure Quentin L’helgoualc’h. «On est resté chez eux deux heures durant, dans une tension dingue, pensant qu’ils allaient nous tirer dessus à tout moment.»
Des groupes violents, ils en ont rencontré d’autres, ce qui amène aujourd’hui le réalisateur à avoir sa petite idée sur les comportements extrêmes dont il a été témoin dans le monde virtuel : «La plupart des joueurs qu’on a documentés n’ont jamais dit dans le réel qu’ils jouaient à Day Z – ni à leur famille, ni à leurs amis. Je crois qu’il y a, d’un côté, l’idée que la société n’est pas encore prête à accepter cela, et de l’autre, qu’ils cultivent leur jardin intime. C’est un moment de fiction où chacun peut se réinventer sans avoir à se justifier.»
Le film impressionne par la qualité cinématographique de sa mise en scène, alors même que le jeu, sorti il y a plus de dix ans, cultive un graphisme abouti, mais désuet. C’est à Guilhem Causse, «qui a beaucoup d’expérience dans le jeu vidéo et l’informatique», que l’on doit «le dispositif complexe qu’on a utilisé pour filmer dans le jeu», tandis qu’Ekiem Barbier a endossé le rôle de l’intervieweur, détaille leur coréalisateur – qui, lui, s’est «naturellement» dirigé vers la mise en scène. Leurs références, d’ailleurs, sont largement cinématographiques : Antonioni (Zabriskie Point), Gus Van Sant (Gerry)… Mais le trio a dû s’habituer à travailler sur une installation particulière : tous dans la même pièce, chacun sur son ordinateur, et un retour pour chacun des écrans des collègues. Une installation similaire sera utilisée dans leur prochain projet, une série documentaire pour ARTE filmée dans le jeu de simulation militaire Arma III.
Entre les deux séances de Knit’s Island programmées hier au LuxFilmFest, Quentin L’helgoualc’h est allé tester les œuvres du Pavillon VR à Neimënster. Logique, pour le réalisateur de 32 ans qui répond aux règles du cinéma par le jeu vidéo; pourtant, «on n’a jamais considéré qu’avec notre film, on se plaçait dans une mouvance», se défend-il. La VR l’intéresse en tant que spectateur, moins en tant qu’artiste. «Notre engagement est d’aller contre la pauvre représentation du jeu vidéo au cinéma et contre certains discours à propos du jeu vidéo. Car aujourd’hui, le jeu vidéo commence largement à influencer à son tour le cinéma.»