Le film iranien coproduit au Luxembourg Terrestrial Verses, d’Ali Asgari et Alireza Khatami, passe à la loupe des situations de la vie quotidienne. Une «comédie noire» ancrée dans la réalité.
La scène d’introduction au film Une séparation (Asghar Farhadi, 2011) est devenue un point de référence pour la nouvelle génération de cinéastes iraniens. La caméra montre une vue subjective du juge; en face, un couple qui souhaite divorcer. Le dialogue entre les trois personnages pointe toutes les contradictions de la classe dirigeante, en particulier le traitement réservé aux femmes, premières victimes du régime. Ce même procédé est le fondement de Terrestrial Verses : neuf instantanés qui capturent les contraintes (culturelles, religieuses, institutionnelles) subies par des citoyens de tous âges, sexes et classes sociales. Et à travers un seul et même point de vue : «Nous voulons mettre le spectateur dans la peau de l’interrogateur. Donc, du pouvoir», affirme Alireza Khatami, coréalisateur du film avec Ali Asgari.
Alexis Juncosa, directeur artistique du LuxFilmFest, glissait l’année dernière au Quotidien que «l’Iran est l’un des pays les mieux représentés de l’histoire» de la manifestation, qui avait justement montré A Separation lors de sa première édition et a fait président du jury son réalisateur l’année dernière. Avec Terrestrial Verses (en compétition officielle), c’est un autre lien qui s’est créé entre des artistes de l’Iran et le Luxembourg, puisque le film a été en partie financé par le producteur Cyrus Neshvad (La Valise rouge) – tout le reste est «autoproduit, de nos propres poches», a répliqué Alireza Khatami après la projection, secouant son portefeuille, hilare. Un «film tourné en mode guérilla, sans autorisation», «écrit en deux semaines et tourné en sept jours», abonde le coréalisateur.
Proche réalité
Un homme venu retirer son permis de conduire, une jeune fille convoquée à l’école, une dame ayant perdu son chien… Voilà quelques-uns de ces visages du quotidien qui voguent à travers les rapports de force en société. Bien sûr, Terrestrial Verses «prend ses racines dans la réalité». Dans un épisode du film, un réalisateur demande une autorisation de tournage et voit son scénario censuré; une situation vécue par Alireza Khatami, qui assure que «80 % du dialogue est réel». Mais «il y a évidemment une forme d’exagération. Après tout, c’est une comédie noire! Ali qualifie le film de « gothique »», s’amuse Khatami. Son complice, arrivé vendredi, n’avait pas pu se rendre à la première du film, la veille, mais le duo a introduit le film lors de la séance en présence du jury.
Chaque pays a une ligne rouge : si on la traverse, on s’attire des problèmes
C’est Ali Asgari qui a approché Cyrus Neshvad, qu’il a connu en festivals, afin de lui demander de l’aide pour son nouveau projet. «Je lui ai dit que c’était dangereux, se souvient le producteur. Si j’étais à sa place, après avoir fait un tel film, je n’aurais pas eu le courage de retourner en Iran. Et ce qui devait arriver est arrivé : nous sommes allés à Cannes avec le film et, à son retour en Iran, il a été arrêté», et n’a pu récupérer son passeport que la semaine dernière. «C’est une réalité et elle est très proche de nous», insiste Cyrus Neshvad. Lui-même a «reçu des messages de haine de Téhéran» pour le film La Valise rouge, nommé à l’Oscar 2023 du meilleur court métrage, et s’est «rendu utile depuis le Luxembourg pour que ce film voie le jour» – il a d’ailleurs pris soin d’effacer tous ses échanges et contacts avec les réalisateurs en Iran, de crainte de «leur attirer encore plus de problèmes».
La vie quotidienne dans la République islamique est regardée le plus simplement possible (avec une caméra fixe), mettant en lumière toutes les complexités du monde. Et Alireza Khatami déplore d’ailleurs que le titre français du film soit Chroniques de Téhéran. «Comme si ces situations ne se passaient qu’à Téhéran!» «Au cinéma, on est en colère pour ces situations traversées par d’autres personnages, mais si ça ne vous fait pas réfléchir aux problèmes qui existent au Luxembourg, alors vous n’avez pas vu le film», tranche-t-il.
Une suite en Europe?
Seul en public, Alireza Khatami fait ressortir son côté provocateur («Il est très dangereux de me donner un micro», a-t-il dit dans un éclat de rire jeudi soir), mais avoue que la présence de son coréalisateur le canalise. Ce qui colle bien à l’identité du film, «très direct», entre humour noir et réalisme quasi documentaire. Pour autant, «on ne voulait pas nécessairement injecter de l’empathie envers les personnages, mais plutôt amener ce sentiment inconfortable d’être dans la position du pouvoir». En moins d’une heure vingt, le duo raconte neuf petites histoires; il aurait pu en raconter beaucoup plus, mais s’en est tenu aux «expériences de première main, des histoires qui sont arrivées à nos proches, à nos familles».
Depuis qu’ils ont montré le film au dernier festival de Cannes (en compétition Un certain regard), Alireza Khatami et Ali Asgari discutent de leur envie de faire une suite, selon le même procédé, «qui se passerait dans plusieurs villes d’Europe et aux États-Unis». Ce qui évoque à Alireza Khatami un souvenir : «À Savannah, dans l’État de Géorgie, j’ai critiqué une œuvre d’Alfredo Jaar», l’artiste conceptuel chilien, invité à la même manifestation culturelle. «On m’a mis dans un bureau et dit : « On vous retire votre bourse, ou vous signez ce papier stipulant que plus jamais vous ne direz du mal de nos invités en public. » Le langage qu’ils ont utilisé avec moi était bien plus intimidant que mes interrogatoires en Iran. Chaque pays a une ligne rouge : si on la traverse, on s’attire des problèmes.»