Cinéaste trop rare à la filmographie émaillée de chefs-d’œuvre, le compositeur espagnol Alejandro Amenábar, trop vite catalogué dans le genre fantastique, rumine de vieilles obsessions sans jamais se répéter. Interview.
Depuis trente ans derrière la caméra, Alejandro Amenábar s’est constamment réinventé, sans jamais cesser d’interroger le pouvoir des images et des récits dans le monde contemporain – ce qu’ils racontent, ce qu’ils insinuent, leur caractère tantôt extrême, tantôt trompeur, voire carrément mensonger, et ce que tout cela nous amène à remettre en question.
Du thriller Tesis (1996) au péplum philosophique Agora (2009), en passant par une incursion hollywoodienne devenue un classique de l’horreur (The Others, 2001) ou en posant d’autres regards sur des périodes décisives de l’histoire (Mientras dure la guerra, 2019, qui prend place pendant le régime franquiste), la filmographie de l’Espagnol, dont la présence au LuxFilmFest est accompagnée d’une rétrospective à ne pas manquer, est l’une des plus obsédantes du cinéma européen contemporain.
Dans votre œuvre, vous interrogez l’image, remettez en question les croyances, manipulez les yeux et l’esprit du spectateur. Si vous deviez vivre dans l’un de vos films, lequel serait plus désirable que le monde actuel ?
Alejandro Amenábar : Probablement celui que je viens de finir et qui sortira cette année, El cautivo, sur Miguel de Cervantes. C’est à bien des égards un film sur la liberté – j’en avais déjà fait un avec Mar adentro, et, dans une moindre mesure, avec Agora aussi. Considérant ce qui se passe en ce moment, ce nouveau film est une façon de se détacher de la réalité terrifiante, comme c’était déjà le cas pour ma minisérie, La Fortuna, avec laquelle je voulais embarquer dans une aventure purement divertissante. Avec Agora, j’exprimais mes sentiments par rapport à un changement dans l’histoire, un nouveau cycle, l’idée de réalité qui tourne en rond et qui, parfois, se répète. Ce qu’on voit dans l’histoire récente, comme l’assaut du Capitole en 2021, montre que cette peur est en train de devenir bien réelle.
Dans vos films, les personnages sont sur le point de découvrir quelque chose en eux qui va remettre tout leur univers en question. Quelle part de vous-même y mettez-vous ?
Il y a une partie de moi dans pratiquement tous mes personnages. Mon premier film, dont le personnage principal est une jeune femme qui étudie le cinéma à l’université, est très proche de moi. Vingt-cinq ans plus tard, avec Mientras dure la guerra, un film historique narrant l’histoire d’un intellectuel de 70 ans qui doit composer avec le climat politique extrême de son pays, je me suis aussi vu dans cette figure publique espagnole, forcée de se confronter à ces problèmes. J’ai besoin de trouver des liens intimes pour me connecter à mes personnages, qu’ils soient fictifs ou réels. C’est sans aucun doute la raison pour laquelle j’écris tous mes films.
Au fil du temps, vous avez fait part d’une honnêteté totale, parfois dure, envers vos propres films. Avez-vous déjà envisagé d’en raconter certains sous un œil neuf ?
Il y a deux ou trois ans, quelqu’un m’a suggéré de réaliser une suite à The Others – ce que je n’envisagerais jamais de faire, bien entendu. Quand j’entends ce genre d’idées, comme cela a pu arriver pour plusieurs de mes films, je maintiens que ce qui a été fait a été fait et qu’il est préférable pour moi de m’engager dans de nouvelles aventures. Cela dit, c’est un sujet qui m’a fait me questionner récemment : sur mon premier film, j’ai utilisé une caméra qui tournait à 25 images par seconde – ce qui signifie que, lorsque vous projetez le film, il est à 4 % plus lent que le format dans lequel il a été tourné. J’ai voulu retrouver cette longueur d’origine et, d’ailleurs, cette version de Tesis sera présentée au festival de San Sebastian le mois prochain, accompagnée d’une nouvelle bande originale, qui n’est pas de moi. Exception faite de ce cas, que je vois plutôt comme une nouvelle façon d’expérimenter une œuvre, je ne ressens pas le besoin de retoucher mes précédentes réalisations : tous mes films sont un « director’s cut ».
Vos bandes originales, que vous composez le plus souvent vous-même, sont comme un récit parallèle et alternatif à l’histoire, à l’ambiance, aux idées du film. La musique est indispensable à votre façon d’envisager le cinéma ?
La musique est essentielle dans ma vie quotidienne, elle ne me quitte jamais. Quand j’écris, j’ai besoin d’écouter de la musique – mais je n’écoute jamais la mienne (il rit) –, et quand je prépare l’aspect visuel d’un film, la musique m’inspire beaucoup. Mes compositions existent par souci d’exprimer ce que je veux de la manière la plus précise possible. J’ai collaboré avec d’excellents compositeurs comme Dario Marianelli ou Roque Baños, et j’ai aimé travailler avec leur vision d’une scène. Quand quelqu’un d’autre repense mon film en remplaçant ma musique, comme on vient de le faire pour Tesis, c’est une expérience que je trouve très amusante et qui me rend extrêmement curieux. Mais, tout compte fait, j’ai composé le « score » d’origine, donc je ne suis pas sûr de préférer le nouveau (il rit)!
Vous avez écrit vos films les plus emblématiques avec Mateo Gil, votre ancien camarade de classe, et formez un nouveau tandem avec l’écrivain et scénariste cubain Alejandro Hernández. Avec le premier, on note qu’il s’agit généralement d’histoires originales, quand vos œuvres plus récentes adaptent des livres ou des histoires vraies…
Le fait de travailler avec quelqu’un d’autre vous aide avant tout à rester concentré et vous encourage à confronter les idées. Avec Mateo comme avec Alejandro, ça fonctionne comme un jeu de ping-pong d’idées qu’on se lance, qu’on discute, qu’on développe. Une fois que l’histoire est bien définie et le traitement écrit, on peut écrire le scénario, et je me sens particulièrement dans mon élément quand il s’agit des dialogues, que je préfère écrire seul. Quant à la raison pour laquelle, un jour, je me suis tourné vers les récits historiques, je ne sais pas me l’expliquer.
Récemment, vous avez fait vos débuts à la télévision avec La Fortuna, une minisérie d’aventures. Était-ce un pas difficile à sauter ?
J’ai toujours cru – et je crois encore – qu’Agora aurait fait une excellente minisérie. Aujourd’hui, je regarde cela en termes de quantité de travail : tourner Agora a demandé quinze semaines, mais sur La Fortuna, on a tourné la totalité des épisodes en une fois, sur une période de six mois. C’était le tournage le plus long de ma vie. Mais le format n’a engendré aucune différence dans la liberté artistique qui m’a été laissée : j’ai toujours obtenu le « final cut » et le contrôle créatif complet de mes travaux, tout en restant ouvert aux opinions extérieures. Sans cela, en tant qu’artiste, je me sentirais en difficulté.
Mortels, fantômes et philosophes
TESIS (1996) Alejandro Amenábar retourne dans sa fac pour y tourner son premier film, dont le titre parle de lui-même : Tesis, ou les bases des obsessions qui le poursuivent inlassablement et qui ont guidé le réalisateur vers des façons radicalement différentes de les explorer : les images et leurs mystères, la mort, la remise en question des acquis et des croyances… Un film archiculte dans lequel Amenábar se présente en Hitchcock grunge au pays des «snuff movies», avec une mise en scène hypnotique qui interroge le spectateur à chaque plan.
ABRE LOS OJOS (1999) Œuvre phare dans la filmographie du réalisateur espagnol, Abre los ojos offre la quintessence de ce que l’on pourrait appeler son «style de jeunesse». Avec l’histoire de Cesar (Eduardo Noriega), détenu dans un hôpital psychiatrique pour meurtre, le réel et sa perception (l’amour, le bonheur…) sont questionnés devant une caméra onirique et un montage hallucinatoire. Un coup de maître.
THE OTHERS (2001) Dans un manoir isolé, où tous les rideaux sont tirés, Grace (Nicole Kidman) et ses deux enfants, alors que le mari est à la guerre, accueillent les nouveaux domestiques, et les esprits s’éveillent… Quelques semaines avant la sortie du remake américain d’Abre los ojos (Vanilla Sky, avec Tom Cruise, Cameron Diaz et Penélope Cruz), le troisième long métrage d’Amenábar revisite l’horreur gothique avec délicatesse et un sens du frisson qui ont fait du film un vrai classique. Au point de propulser le réalisateur comme un auteur inconditionnel du genre fantastique.
MAR ADENTRO (2004) Amenábar fait un 180 degrés et offre un drame à hauteur d’homme alité, immense et terrassant. Avec, à la clé, deux prix à la Mostra de Venise, un Golden Globe et un Oscar : la consécration internationale pour le réalisateur, et le rôle d’une vie pour Javier Bardem. En racontant l’histoire vraie de Ramón Sampedro, un homme tétraplégique qui a milité la plus grande partie de sa vie pour son droit à mourir, Amenábar affronte la mort en face une bonne fois pour toutes et lui répond par des éclats de poésie et de grâce visuelle.
AGORA (2009) Inventeur d’un genre, le «péplum philosophique», dont il est resté depuis le seul représentant, Agora est un film à part dans l’œuvre de son auteur (quoique emblématique), et aussi dans l’histoire du cinéma. La philosophe antique Hypatie d’Alexandrie (Rachel Weisz dans son plus beau rôle) veut percer les mystères du cosmos et Amenábar livre une œuvre dense, complexe et libre sur les progrès de la science et les fanatismes et persécutions qu’ils engendrent. Les combats, plutôt qu’au glaive, se font avec des idées, et le spectacle n’en est que plus remarquable.
REGRESSION (2015) Dans son deuxième film hollywoodien, Amenábar revient (vaguement) à l’horreur en mettant un détective (Ethan Hawke) sur la piste de rites sataniques et d’abus sexuels à travers les accusations d’Angela (Emma Watson). Considéré comme la fausse note dans la filmographie d’Amenábar – sinon le ratage –, Regression, sous le thriller convenu, s’adonne à un nouveau numéro de manipulation qui continue d’intriguer.
MIENTRAS DURE LA GUERRA (2019) Miguel de Unamuno, encore un philosophe, soutient dans un premier temps le coup d’État de 1936 en Espagne, avant de devenir un antifranquiste convaincu. Mientras dure la guerra est un miroir inversé d’Agora, illustrant le conflit intérieur de l’intellectuel dans une période paranoïaque et violente. Quand il se mue en (très bon) prof d’histoire, soutenu par l’interprétation de Karra Elejade dans le rôle d’Unamuno, Amenábar choisit de se fondre dans l’académisme.
V. M.