Avec «Keith Haring – A New Humanism», la galerie Zidoun-Bossuyt de Luxembourg poursuit ses élans non mercantiles et grandiloquents. Après Jean-Michel Basquiat et Jean Dubuffet, voilà qu’elle s’intéresse à cette figure de la scène new-yorkaise des années 80, icône du pop art qui rêvait de transformer le monde.
«J’aime l’idée de quelque chose qui durera plus longtemps que moi»… Sur la vidéo projetée au sous-sol de la galerie Zidoun-Bossuyt, dans le Grund, un garçon à lunettes peint convulsivement tous les murs qui veulent bien s’offrir à lui. Un trait immédiat, pur, sans calcul, dessine des enchevêtrements de petits bonshommes. Des personnages victimes ou en lutte. Un festival de signes, aussi, aux couleurs vives, fluorescentes.
Keith Haring (1958-1990), dans sa spéculation, avait malheureusement visé juste : son travail est resté dans les mémoires, toujours célébré de nos jours, alors que l’artiste a à peine vu les années 90, terrassé par le sida à l’âge de 31 ans. Une trajectoire éclair mise en lumière, avec brio, au cœur de la capitale, portée par le réputé commissaire Gianni Mercurio et relatée à travers des prêts de collections privées – en provenance de Belgique, Luxembourg, Suisse et France.
Des pièces rares
Un troisième coup de force signé Zidoun-Bossuyt, qui, après les expositions consacrées à Jean-Michel Basquiat (2016) et Jean Dubuffet (2017), prouve qu’une galerie n’a pas que des visées commerciales – bien qu’elle hérite, par ce geste, «d’une belle réputation» auprès de ses clients européens et américains, confient ses représentants. C’est d’ailleurs en seulement cinq mois, au terme d’un «jeu de détective privé», que son réseau lui a permis de mettre la main sur des pièces rares – dont certaines n’ont jamais fait l’objet d’expositions institutionnelles. Preuve en est, d’entrée, avec cette imposante fresque, éclatante, qui résume bien la philosophie de Keith Haring, en tout cas, sa conception humaniste.
Ici, donc, un globe terrestre inséré dans un énorme cœur rouge. Sur les côtés, deux mains énormes tiennent la composition, représentant explicitement le concept du «prendre soin de soi», et, plus bas, une longue rangée de figures humaines, dansantes. Tout, dans cette œuvre datant de 1985, souligne le caractère spécifique d’un artiste inclassable. D’abord, ces traits, et l’idée inhérente de mouvement propre à la scène hip-hop émergente, avec laquelle il a grandi dans la touffeur du métro et les quartiers déshérités de Manhattan, et aux rythmes binaires des clubs.
Ensuite, ces symboles en pagaille, proches de la BD, hiéroglyphes renvoyant à l’écriture primitive. Tout son travail en regorge : un bébé à quatre pattes pour incarner la vie, la joie ou l’espoir, un ordinateur ou une télévision pour dénoncer la technologie déshumanisante, un serpent pour exprimer une menace, ou encore une pyramide, en référence aux civilisations anciennes.
Sans oublier ce chien aboyant et ces squelettes, rappelant que, derrière l’apparente gaîté des images, transparaissent les engagements de l’artiste : la défense de l’enfance, la lutte contre la drogue – qui a emporté d’une overdose en 1988 son ami Jean-Michel Basquiat –, contre le sida, l’extrémisme religieux, la machine étatique, le capitalisme. Ou encore les dangers de l’arme atomique.
Humanisme à chaque trait
«Il a construit une langue faite de symboles qui viennent de ses histoires personnelles», observe Gianni Mercurio. «Mais il ne voulait pas que ses œuvres aient une interprétation unique. C’est pour ça qu’elles n’ont pas de titre.» Anonymes, celles-ci portent surtout en elles le puissant parfum de liberté qui émane de l’artiste, aux influences sans frontière (art classique, cultures africaines, sud-américaines, orientales…) et aux supports multiples (bâches, toiles, murs…). Dans ce sens, la galerie Zidoun-Bossuyt dévoile même un berceau «décoré» ou, plus discrète, une superbe poterie.
Enfin, chez Keith Haring, il y a cette lutte, palpable, du bien contre le mal. Une hantise qui s’exprime dans des figures évoquant Picasso ou dans une ligne dégoulinante à la Pollock. «C’était quelqu’un qui aimait la vie, ses amis…», conclut Gianni Mercurio. Bref, un homme simple, qui devait gérer sa sexualité et ses envies de justice, d’égalité, au cœur d’une nation gérée par l’ultralibéralisme à la Reagan, le conservatisme religieux, et la peur du communisme.
Il espérait transformer le monde, passant son message bienveillant au plus grand nombre dans l’espace public ou à travers différents objets (badges, t-shirts, magnets, préservatifs…). Si presque 30 années se sont écoulées depuis sa disparition, son trait reste d’une féroce actualité. Oui, il a été entendu : ses dessins lui ont survécu.
Grégory Cimatti