Alors que depuis cinq ans le pays prend lentement conscience de son niveau de racisme, la dernière étude du Cefis sur les victimes le pousse à accélérer. Un plan national est attendu en 2025.
Il y a un an, le Centre d’étude et de formation interculturelles et sociales (Cefis) publiait l’étude «Racisme et discriminations au Luxembourg – À l’écoute des victimes», révélant l’omniprésence de préjugés racistes à l’encontre des personnes racisées dans la société, mais surtout leur impact sur la santé et les parcours de vie. De quoi en finir définitivement avec l’idée, naïve mais encore répandue, que le Grand-Duché serait épargné.
«Pendant longtemps, la question a été tabouisée, comme si le racisme n’existait pas ici. C’est le mauvais score du Luxembourg, lors d’une enquête européenne en 2019, qui a agi comme un électrochoc», se souvient Sylvain Besch, responsable du Cefis. Dans le rapport «Être noir dans l’UE» publié il y a cinq ans, le Luxembourg se hisse en effet en tête des États membres où les afrodescendants déclarent subir le plus de discriminations. L’année suivante, le mouvement Black Lives Matter venu des États-Unis retentit jusqu’au Limpertsberg, tandis qu’au Marché-aux-Herbes, les députés poussent le gouvernement à lancer une enquête nationale, marquant le début d’une prise de conscience.
«Le fait que le Luxembourg soit aujourd’hui multiculturel ne change pas le fait que, comme tous les pays d’Europe, il a baigné dans l’idéologie raciste durant 600 ans», pointe la fondatrice de l’ASBL One People, Madeleine Yougye. En 2021, cette Française cheffe de projet dans le secteur bancaire lance son association, estimant qu’il manque une structure comme SOS Racisme dans le paysage grand-ducal. En parallèle, la parole des victimes se libère, et le racisme commence à être thématisé. L’exposition «Le passé colonial du Luxembourg», organisée en 2022 au musée national d’Histoire et d’Art, appuie là où ça fait mal.
Pour autant, il reste difficile d’aborder le sujet ouvertement. Même sous couvert d’anonymat : pour son étude, le Cefis a peiné à trouver 50 volontaires pour apporter leur témoignage. Au final, la moitié a renoncé. «Les personnes ont besoin de se sentir en confiance pour parler du racisme, parce que c’est une question très sensible qui touche à leur vie de famille, au travail», souligne-t-elle.
Comme la partie immergée d’un iceberg, le racisme ordinaire qui s’exprime dans chaque situation de la vie quotidienne des personnes racisées à travers des remarques ou comportements empreints de préjugés, est à la fois invisible et difficile à mesurer. Cependant, au fil des récits, le rapport du Cefis offre un aperçu glaçant de l’ampleur de ces micro-agressions permanentes, qui ont des conséquences directes sur l’état de santé des victimes.
Dans le détail, les participants rapportent que c’est à l’école, sur le marché l’emploi et dans le domaine du logement, qu’ils ont été particulièrement exposés au racisme. Dans l’éducation, le moment de l’orientation scolaire est ainsi marqué par les discriminations. Les élèves sont incités à opter pour des filières moins valorisées, voire dissuadés de choisir des métiers jugés prestigieux. Idem au travail, la phase de recrutement devient une épreuve, et de nombreux participants relatent du harcèlement dans leur milieu professionnel.
Le racisme apparaît aussi clairement lors de la location d’un appartement, les propriétaires se montrant soudain réticents en voyant la couleur de peau du candidat. Enfin, le volet de l’intersectionnalité entre racisme et sexisme est soulevé par toutes les femmes interrogées, qui se voient étiquetées comme «exotiques» ou objets de fantasmes.
Rien de nouveau pour Madeleine Yougye, qui insiste néanmoins sur l’importance du côté officiel : «Cette étude ne dévoile pas de secret, mais ce qui compte, c’est qu’elle soit institutionnalisée. Ses résultats sont aussi utiles afin de ne pas minimiser la gravité de la situation», espère-t-elle.
De son côté, le Cefis s’est mobilisé toute cette année pour valoriser ces thèmes identifiés comme les plus problématiques auprès de différents publics cibles – Adem, enseignants et syndicats, entre autres. «Désormais, c’est aux politiques de s’en emparer», résume Sylvain Besch, qui assure que l’enquête a eu un retentissement jusque dans les plus hautes sphères de l’État. «Les ministères se montrent engagés, en particulier celui de l’Éducation nationale.» Une analyse partagée par le milieu associatif : «Les lignes bougent bel et bien, y compris au niveau des communes avec le pacte du vivre-ensemble interculturel», confirme One People. Un bon point.
Tout comme le fait qu’au Luxembourg, contrairement à d’autres pays comme la France ou l’Italie, les représentants politiques ne tiennent pas de propos ouvertement racistes. Ceux-ci sont donc automatiquement moins tolérés dans l’espace public. Quant au thème de l’immigration, «il n’a pas occupé les campagnes électorales de 2023», fait-on remarquer au Cefis. «Économiquement, nous sommes dépendants des étrangers.»
Malgré tout, comme le souligne l’une des victimes dans l’étude, la société luxembourgeoise, si multiculturelle soit-elle, «continue à se considérer comme blanche». Avec de sérieux problèmes de fond : «Quand je suis arrivée ici, j’ai été frappée par le fait que, aux postes de cadres, parmi tous mes collègues issus de la diversité, aucun n’était né au Luxembourg», raconte Madeleine Yougye.
Signe, selon elle, que le pays a échoué à produire des profils hautement qualifiés – ou en tout cas, pas en nombre suffisant – parmi les enfants issus de l’immigration. «La langue locale est posée comme critère indispensable à l’inclusion», déplore-t-elle. «Dans le système éducatif, les élèves immigrés qui ne maîtrisent pas l’allemand sont écartés. Peu importe s’ils excellent en maths.»
Pour en finir avec des siècles de discriminations, il ne suffira pas de belles paroles. «L’esclavage, la colonisation, ça ne s’est pas arrêté tout seul. Il faut agir», martèle la militante, impatiente de voir bientôt mis en œuvre le plan national antiracisme auquel elle a contribué (lire ci-contre).
L’étude est disponible en ligne sur cefis.lu
Le Luxembourg a baigné dans l’idéologie raciste durant 600 ans
Un plan national attendu en 2025
Lancés fin 2022, à la suite du premier rapport du Cefis, les travaux d’élaboration du plan national de lutte contre le racisme se poursuivent au ministère de la Famille, des Solidarités, du Vivre ensemble et de l’Accueil, tandis que plusieurs associations – ASTI, CLAE, Lëtz Rise Up, One People – y contribuent. Sur les thèmes de l’éducation, de l’emploi et du logement, elles ont formulé leurs propositions pour changer à la fois la perception et le traitement des personnes racisées dans la société. Madeleine Yougye soutient notamment l’intégration du Black History Month, évènement annuel valorisant l’histoire et la culture des peuples noirs. La participation de la société civile est désormais bouclée, et le plan national sera présenté «au deuxième semestre 2025», annonce le ministère.