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[Littérature] Salman Rushdie, la plume et Le Couteau


Revenu du pire, Rushdie écrit : «Je ne crois pas aux miracles, mais ma survie est un miracle». (Photo : afp)

Revenu du pire après une tentative d’assassinat en août 2022, Salman Rushdie crée l’évènement avec Le Couteau, qui confirme que, plus que jamais, il continue le combat pour la liberté, dont celle d’expression.

Sur le plateau de la chaîne télé américaine CBS, en soirée de ce dimanche 14 avril, le journaliste déclenche le minuteur de son téléphone portable. Fin du silence vingt-sept secondes plus tard. Son invité, l’écrivain américano-britannique d’origine indienne Salman Rushdie, commente : «C’est une extraordinaire demi-minute d’intimité dans laquelle la vie rencontre la mort». À bientôt 77 ans, il est en promo, venu présenter son vingt-deuxième ouvrage, Le Couteau. Un livre qu’il ne souhaitait pas écrire, il avait en projet un nouveau roman qui ferait suite à La Cité de la victoire, paru en 2023. Un livre qui, finalement, a vu le jour – comme le souhaitait son agent de toujours, Andrew Wylie – et est sous-titré «Réflexions suite à une tentative d’assassinat».

Présentant Le Couteau, Salman Rushdie confie : «Je ne pouvais écrire rien d’autre. J’avais quelques idées pour des livres que j’aurais pu écrire, mais elles semblaient bêtes. J’ai compris rapidement que jusqu’à ce que je m’occupe de cela, je ne pourrais rien faire d’autre. Et à ce point-là, c’est devenu une question urgente de le faire. Et le livre est advenu très lentement au départ. Et puis, c’est comme si quelqu’un avait ouvert un barrage et le flot s’est échappé. Je suis heureux de l’avoir fait.» Et encore : «Il était essentiel que j’écrive ce livre : une manière d’accueillir ce qui est arrivé, et de répondre à la violence par l’art». Écrire, penser, réfléchir… Sur le geste, sur les mots, sur la littérature, sur l’amour… Sur ces vingt-sept secondes d’une tentative d’assassinat.

Une dizaine de coups de couteau

Le 12 août 2022, Salman Rushdie est invité à Chautauqua, ville du nord états-unien à la frontière avec le Canada. Il doit intervenir sur le thème «assurer la liberté d’expression des écrivains». Le sujet, il le connaît depuis qu’en 1989, dans la foulée de la parution de son roman Les Versets sataniques, l’ayatollah Khomeiny a lancé une fatwa sur sa personne – rien moins qu’une mise à mort avec promesse d’une prime de 3 millions de dollars pour qui tuera Rushdie…

Pendant neuf années, il vivra en secret à Londres, sous la protection du gouvernement britannique. Depuis vingt ans, il est à New York, où la protection est plus légère, voire inexistante. Ainsi, ce 12 août 2022, il est allé à la Chautauqua Institution. La matinée s’écoule, un millier de personnes assistent à la conférence quand, soudain, un homme vêtu de noir et masqué surgit. Armé d’un couteau, il assène une dizaine de coups à Salman Rushdie. Vingt-sept secondes plus tard, l’écrivain est allongé, baignant dans une mare de son sang. Vingt-sept secondes, c’est le temps qu’il a fallu à l’assaillant pour toucher Rushdie à dix reprises, lui sectionner tous les tendons et nombre de nerfs de la main gauche, détruire le nerf optique après avoir pénétré dans l’œil droit, entailler le cou, traverser le haut de la cuisse droite, transpercer son abdomen…

Les secours qui l’emmènent à l’hôpital le tiennent pour mort. Lui, se rappelant les fractions de seconde avant les coups de l’assaillant, dans Le Couteau, écrit sa réaction en deux temps. D’abord, pensant sa dernière heure venue : «C’est donc toi. Te voilà»; ensuite, ne pouvant croire que ces gestes surgissent cette matinée après tant d’années sans histoire : «Vraiment? Pourquoi maintenant, après toutes ces années?».

Je ne crois pas aux miracles, mais ma survie est un miracle

Quarante jours à l’hôpital. Les médecins sont en alerte, c’est le défilé de «Dr Main», «Dr Foie», «Dr Œil»… Rachel Eliza Griffiths, poétesse et photographe qu’il a rencontrée en 2017 («C’est arrivé sans prévenir, un coup de foudre»), ne quitte pas son chevet. Elle l’accompagne de tous les instants, il lui écrit encore et encore son amour… Dans ce livre en deux parties et huit chapitres, il ne nomme à aucun moment son «apprenti assassin», son «meurtrier raté», «stupide et enragé». Il lui attribue le «A», simplement. À un moment, lui a traversé l’esprit l’idée de rencontrer ce jeune homme pas né à la sortie des Versets sataniques – finalement, il n’est pas allé plus loin qu’une rencontre imaginaire, racontée dans Le Couteau… Peut-être a-t-il songé à Samuel Beckett qui, en 1938, avait demandé à son agresseur les raisons de son geste – il eut pour seule réponse : «Je ne sais pas. Je m’excuse, Monsieur.».

Revenu du pire, Rushdie écrit : «Je ne crois pas aux miracles, mais ma survie est un miracle», et aussi : «La réalité décrite dans mes livres, oh appelez-la réalité magique si vous voulez, est devenue la véritable réalité dans laquelle je vis.» Sans jamais donner de leçons (de vie), Salman Rushdie va encore et encore mener le combat de la liberté, dont celle d’expression, quel qu’en soit le prix à payer. «Si le destin m’a transformé en Rushdie icône de la liberté d’expression, écrit-il, une sorte de poupée Barbie vertueuse amoureuse de la liberté, alors j’assumerai ce sort.» Mais surtout, il va encore et encore écrire, souhaitant qu’on le (re)connaisse d’abord et surtout pour ses livres. «J’écris, et j’essaie de faire de mon mieux…»

Le Couteau, de Salman Rushdie. Gallimard.

«Le malheur semble hélas être la norme»

Peu avant la parution mondiale du Couteau, Salman Rushdie a reçu, en son domicile, à New York, Olivia Gesbert, la rédactrice en chef de La Nouvelle Revue française (NRF) – éditée, comme le roman, chez Gallimard, et qui fête à l’occasion de ce 657e numéro sa nouvelle et impeccable formule. Au fil d’une longue et dense conversation, il a évoqué de nombreux sujets. Parmi lesquels l’attentat dont il a été victime, la liberté d’expression, l’écriture, la littérature, la guerre, l’époque ou encore son nouvel éditeur français. Morceaux choisis.

ÉCRIVAIN «Le genre d’écrivain que vous êtes ne dépend pas entièrement de vous, c’est le produit de toute votre existence. Il m’arrive parfois d’envier des auteurs qui écrivent de très beaux livres naturalistes en partant d’une belle image qu’ils transforment en roman, alors que les livres que j’écris sont tentaculaires et souvent fantastiques. Je pense que je suis condamné à écrire le genre de livres que j’écris.»

VIOLENCE «Il est très difficile de nos jours d’écrire sincèrement sur un personnage sans inclure certaines références aux circonstances publiques qui l’environnent. (…) Les questions politiques s’imposent à tout moment dans notre réalité quotidienne, elles affectent assurément les personnages; tout comme le travail ou l’amour, elles sont un élément parmi d’autres qui contribue à la réalisation de son portrait.»

VINGT-ET-UNIÈME SIÈCLE «Jusqu’à présent, il est pire que le XXe siècle. On a l’impression que c’est le siècle d’un retour en arrière vers des mondes dont je pensais que nous les avions quittés pour toujours. Je n’ai jamais pensé que l’extrémisme religieux reviendrait au cœur de l’histoire. J’ai grandi à une période plus laïque. (…) Nous devons faire face à un monde qui connaît de nouveau la guerre, où le risque de conflit est omniprésent. Ici même, les États-Unis ne semblent plus très loin de la guerre civile…»

IMMORTALITÉ «La raison pour laquelle j’écris, la raison pour laquelle nous écrivons des livres, c’est pour qu’ils nous survivent. Mais des événements surprenants arrivent parfois à l’œuvre des auteurs après leur mort.»

ÉCRIRE «Il est nécessaire d’avoir une ferme conviction pour le faire. Vous restez assis dans une pièce parfois pendant des années, seul, face à la page et face à vous-même. En écrivant, vous espérez que ce geste finira par avoir de la valeur pour d’autres, sans certitude, on ne peut qu’y croire. Écrire, c’est éprouver avec optimisme la conviction de faire quelque chose d’intéressant et que les gens vont s’en apercevoir. Arrive ensuite ce moment étrange où le livre paraît, et cet exercice, qui a été totalement privé, devient un acte public. En vieillissant, je ne supporte plus ce moment où tout le monde se sent autorisé à avoir une opinion sur moi (…) J’aimerais aller me cacher derrière le canapé et y demeurer quelques mois jusqu’à ce que les gens l’aient lu, que je sache ce qu’ils pensent et que je puisse sortir.»

BONHEUR «Le mot qui se rapproche le plus du bonheur, c’est l’amour, et donc être amoureux est ce qu’il y a de plus proche du bonheur.»

MALHEUR «Il y en a trop autour de nous. La tristesse, le malheur, actuellement semblent être la condition humaine. Il y en a tant et si peu de bonheur que le malheur semble hélas être la norme.»