Avec Vous parler de mon fils, Philippe Besson propose une plongée dans l’univers du harcèlement scolaire. Rencontre avec un écrivain de l’absence et du murmure pour un réquisitoire implacable, délicat et bouleversant.
La quarantaine ordinaire, assis au bord du lit, Vincent fixe un verre d’eau. Dans quelques heures, avec sa femme Juliette et leur fils Enzo, 9 ans, il participera à une marche blanche dans les rues de Saint-Nazaire. Ils marcheront en ville, et aussi en bord de mer, près de cette plage où leur fils aîné, Hugo, 14 ans, aimait se promener.
Quelque temps auparavant, Hugo s’est suicidé. Être harcelé par deux autres élèves de sa classe au collège, il ne supportait plus. Une fois encore, entré en littérature en 2001, Philippe Besson interroge ce monde quotidien, cette vie qui va (tellement) mal : c’est Vous parler de mon fils, un roman aussi délicat que bouleversant. Un texte poignant, furieusement réaliste, sur le harcèlement scolaire et la plongée dans un monde où règne la loi du plus fort, la toute-puissance des réseaux sociaux, l’inertie des autorités, le refus du droit à la différence.
D’une écriture et d’un style en apparence simples, à travers l’histoire de Vincent, Juliette, Hugo et Enzo, Philippe Besson dresse un réquisitoire implacable. Froidement, inexorablement, sans grand discours ni envolée pseudo-lyrique. Le grand roman de l’ultramoderne solitude. Rencontre exclusive avec un «éveilleur de consciences», un auteur qui se définit encore et toujours comme «un écrivain du murmure, du silence, du non-dit».
Vous parler de mon fils est votre vingt-quatrième roman. Pourquoi l’avoir écrit aujourd’hui?
Philippe Besson : Je le portais en moi depuis longtemps, mais je suppose que la succession des évènements sur la période récente m’a donné encore plus envie de l’écrire. Comme tout le monde, je suis heurté et blessé par l’actualité quand elle nous rapporte toutes ces histoires de ces enfants et adolescents insultés, injuriés, molestés, menacés, torturés psychologiquement, mis à l’écart, bannis, montrés du doigt pour une supposée différence, pour un supposé handicap… Comme tout le monde, je suis heurté et blessé par ces marches blanches organisées en hommage à ces enfants et adolescents qui ont décidé de se donner la mort.
Comme tout le monde, je suis heurté et blessé par les témoignages poignants de toutes ces mères qui disent : « Mon fils n’est plus là, ma fille est partie »… Un écrivain ne vit pas en dehors du monde, dans une tour d’ivoire avec une chandelle à côté de lui. Il est traversé par les mêmes choses que tout le monde. Donc, à un moment, cette violence faite aux enfants a commencé à me tarauder. Je me suis dit : « On a un rôle à jouer » Et puis, moi-même, j’ai été harcelé quand j’étais collégien, je n’ai jamais oublié… Je sais ce que ça veut dire d’être insulté, injurié, molesté, j’avais 13 ans.
Peut-être qu’aujourd’hui, j’écris pour employer les mots que je n’ai pas employés quand j’avais 14 ans
Je me souviens que c’était violent, de ma honte, de l’humiliation, du silence dans lequel je me suis enfermé. Alors, je n’ai pas su trouver les mots, je n’ai pas eu la repartie ni l’irrévérence ni l’insolence pour répondre. Je n’avais personne à qui en parler et que ça a été horrible. Peut-être qu’aujourd’hui, j’écris pour employer les mots que je n’ai pas employés quand j’avais 14 ans. C’est ça la réalité.
Pour certains de vos récents romans, vous aviez utilisé l’autofiction…
Et je ne l’ai pas fait pour Vous parler de mon fils. Je souhaitais élargir le spectre, faire du roman un réquisitoire. J’ai interrogé des familles, des mères, des pères d’enfants harcelés, et aussi des enfants, des adolescents harcelés et des associations. Rapidement, j’ai su de quel point de vue j’allais écrire le livre. Le point de vue de Vincent, le père d’Hugo. Il est une sorte d’antihéros. Un père imparfait, démuni, désemparé, qui n’a pas les bons réflexes. Avec lui, j’ai trouvé un porte-parole, quelqu’un qui puisse toucher, intéresser, qui est bouleversé… et c’est surtout un père dans le deuil. Un père qui doit gérer un deuil qui ne peut pas être accompli. Ça m’intéressait d’avoir son point de vue à lui. Parce que c’est l’oublié de l’histoire.
Contrairement à la mère?
Oui… Quand on parle du harcèlement, la première pensée est pour les enfants et c’est bien logique : ils sont les victimes. La deuxième est pour les mères : elles sont éplorées, en première ligne et prennent la parole. Mais les pères, on ne les voit pas vraiment, ils sont un pas en arrière… Beaucoup des pères m’ont dit : « J’ai merdé. » Aujourd’hui, vis-à-vis du harcèlement, on est là où on était il y a dix ans, concernant les violences faites aux femmes. Mais arrive un moment où il faut dire aux gens que ce n’est pas normal de violenter un enfant, de prendre son visage pour un punching-ball, de lui mettre des coups de pied dans le ventre. Ce n’est pas normal d’écrire sur internet : « Je voudrais que tu sois mort. » Rien ne justifie qu’on le fasse.
La violence à l’école n’est que le reflet de celle du monde
Aujourd’hui, le harcèlement n’est plus seulement dans les murs de l’école : il est aussi numérique…
Ça change complètement la donne. Quand j’étais harcelé, ça s’arrêtait à 16 h 30, ça s’arrêtait le samedi et dimanche et les vacances. Il y avait des répits, des haltes. Là, il n’y a plus rien, c’est vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. C’est sans cesse, répétitif, systémique. Et le harcèlement devient du coup du divertissement, un spectacle. On cherche à devenir populaire, à avoir des likes en balançant des vidéos des organes génitaux d’une fille, du pénis d’un garçon… C’est absolument atroce, on propage de fausses rumeurs. Les harceleurs agissant sous pseudo, donc sous anonymat, ça renforce le sentiment d’impunité, donc de toute-puissance… On peut être violent sans risques de se faire prendre, dire des horreurs et il n’arrivera rien. Les réseaux sociaux sont un aggravateur de la violence du harcèlement.
Que raconte le harcèlement scolaire du harcèlement qui existe aussi dans le monde adulte?
La violence à l’école n’est que le reflet de celle du monde. Que raconte le triomphe de Donald Trump et d’Elon Musk? C’est le triomphe de la loi du plus fort, du grossier et du vulgaire… et aussi de la masculinité toxique. Ils disent : « Nous, on est virils, on est des mecs, on impose. » Le message que ça passe : tu es fort en gueule, tu exaltes la masculinité, tu dis des saloperies sur les autres, eh bien, tu gagnes…
Que pensez-vous de ceux qui voient dans Vous parler de mon fils une « dimension politique »?
Je ne suis pas un homme politique. Ni journaliste, essayiste, sociologue ou militant. Je suis un romancier. Mon arme à moi, c’est raconter une histoire. Mon langage à moi, c’est le langage du sensible, de l’émotion, du sentiment, du sensoriel, donc je reste à ma place. Mais oui, c’est vrai aussi que ce livre, je l’ai écrit comme un réquisitoire. J’espère qu’il sera utile, qu’il va éveiller quelques consciences. Donc, c’est peut-être ça la dimension politique : je vois bien l’impact qu’il peut avoir mais je ne donne pas la leçon, je ne fais pas de discours… Si ce livre fait dialoguer les gens, s’il fait émerger cette réalité, s’il fait que tout à coup les consciences sont un peu plus éveillées, alors oui, je n’aurai pas perdu mon temps…Mon boulot, c’est de viser le cœur, de parler au cœur des gens. Plus on parle du harcèlement à l’école, plus on le fait reculer, j’en suis sûr.
En ouverture du livre, vous citez Hérodote : « En temps de paix, les fils ensevelissent leurs pères; en temps de guerre, les pères ensevelissent leurs fils »…
C’est une guerre. En France, un million de personnes est concerné, sans compter les familles. Ce n’est pas un phénomène accessoire, c’est un phénomène massif… et c’est un fléau qui fait des morts et des blessés. Un phénomène qui fait des morts et des blessés, j’appelle ça une guerre… et il faut qu’on la mène.
On retrouve ici des thèmes qui vous sont chers : le deuil, l’absence, la mort…
Ce sont mes obsessions. Ce qui me définit depuis toujours. C’est une blessure béante. La vie a voulu que j’appartienne à une génération dont la jeunesse est jonchée de cadavres. À 20 ans, j’ai été entouré d’amis et d’amoureux qui n’ont jamais eu 25 ans. Pendant des années, pour leur parler, je n’avais pas d’autres solutions que d’aller dans un cimetière. À un moment, je me suis dit : « Tiens, si j’écrivais des livres plutôt »… Les livres, c’est le dialogue avec les disparus, une façon de leur parler, de rendre une présence aux absents, de contrer leur disparition. Quand vous écrivez sur le deuil, vous écrivez sur les vivants, sur la manière de surmonter votre chagrin…
Qu’en est-il de votre prochain livre?
Je suis en train de l’écrire. Promis, il sera moins lourd…
Vous parler de mon fils,
de Philippe Besson. Julliard.