L’Œil, de Claire Castillon. Gallimard.
Dans la foulée de la réception d’un prix littéraire, elle confiait : «Mon obsession, c’est d’écrire sur l’invisible.» À 48 ans, après treize romans et onze romans jeunesse, Claire Castillon revient à nous avec L’Œil, son septième recueil de nouvelles, un genre des lettres francophones dans lequel elle nous occupe une des meilleures places.
Une fois encore, en 21 textes sur un peu plus de 180 pages, l’univers singulier de Claire Castillon se dégage et éblouit le lecteur. Un rappel que chez cette romancière et nouvelliste, il n’y a quasi rien à jeter.
En présentation de L’Œil, elle expliquait récemment : «Je ne vois pas l’ordinaire comme quelque chose de normal.» Voilà résumée en une formule l’essence même de son œuvre. Et d’expliquer comment lui viennent les idées de ces nouvelles : «Ce n’est pas précis. Je les trouve en me les extirpant chaque jour de la tête, si c’est bien une tête à ce moment-là, avec un mélange de frénésie, de panique, d’entrain, de résignation, d’obsession et de contrainte. C’est une épreuve.»
Ainsi, dans ce nouveau recueil avec lequel elle ne nous envoie que de bonnes nouvelles, on trouve en ouverture «Madame Gueune», aux côtés d’une femme assise dans le jardin du Luxembourg à Paris. Des sportifs exécutent ensemble une danse, mouvements au ralenti.
Au hasard des nouvelles de L’Œil, beaucoup de femmes
Elle les regarde, soudain sent ses forces s’échapper de son corps. Un coup de mou passager? Une maladie chronique? Tout ce que l’on saura, c’est que cette femme ne peut plus avancer, ne marche qu’en se tenant à ce qui l’entoure… et confie : «Ma vie prend alors de la vitesse et mon lit m’emmène vers des sommets merveilleux. À condition qu’aucun de mes bords ne touche les parois de mon rêve. Elles sont comme des lames de rasoir. C’est pour cette raison que je me réveille souvent en criant.»
Au hasard des nouvelles de L’Œil, beaucoup de femmes. L’une ne supporte plus son compagnon, mais ne sait comment le quitter. Sa seule solution : se murer dans une lâcheté qui va la déborder («Le Gras du poulet»). Une autre découvre sur sa jambe un long poil qui l’obsède, elle ne parvient pas à l’arracher («Le Rat»). Une autre encore, sous le joug de sa mère et de ses ancêtres, se glisse dans le passé et ses objets, allant même se faire tatouer pour se perdre définitivement dans ledit tatouage («Ma vraie peau»)…
Claire Castillon n’a pas son pareil pour conter la vie, en faisant en mots et phrases un pas de côté
Dans «L’Œil», la nouvelle qui donne son titre à ce recueil, on apprend une terrible information : un virus jusqu’alors inconnu déclenche une pandémie avec, pour conséquence, l’amnésie du plaisir. Le plaisir sous toutes ses formes, charnel, intellectuel, gastronomique… À son amant de printemps, elle propose de le voir pour leur rendez-vous annuel – et savoir si, oui ou non, le virus a frappé chez elle. Problème : a-t-elle déjà eu du plaisir avec lui? Elle n’a plus le souvenir. Et si ce virus était contagieux? Morale sous-entendue : profitez de l’instant présent…
Dans L’Œil comme dans tous les précédents livres de l’autrice, l’ordinaire n’existe pas. Elle n’a pas son pareil pour conter la vie, en faisant en mots et phrases un pas de côté.
Mieux, cette fois, la nouvelle bouclée (du moins, le croit-on), elle glisse à la page suivante une annexe, un SMS, une lettre ou une facture, pour préciser, amener un éclairage nouveau, emmener le lecteur sur une autre piste. Tout en restant toujours dans l’ordinaire qu’elle apprécie tant décoder, décortiquer, désassembler.
Longtemps, on entend les mots d’un personnage : «Quand je suis avec lui, les paysages se parent d’une fine gaze. Ensuite, il arrive que le noir recouvre quelque chose, et je ne sais jamais si c’est le décor ou ma tête.» Avec Claire Castillon, toujours ouvrir l’œil.