Nos données numériques, de plus en plus nombreuses, peuvent devenir un poids pour nos proches après notre mort. Il est donc devenu nécessaire d’anticiper notre funeste destin… en ligne.
Environ 62 % de la population luxembourgeoise utilise des réseaux sociaux, en leur consacrant presque trois heures par jour, selon des données du Statec datant de 2021. Les Luxembourgeois détiennent généralement six comptes sur les plateformes sociales numériques : Facebook, Instagram, LinkedIn ou encore TikTok ou Twitter… C’est simple, la présence en ligne se décuple au fil des années et de l’apparition de nouvelles interfaces. À tel point que, bien souvent, notre vie numérique se poursuit après notre mort.
Le phénomène prend de l’ampleur et oblige même les États à légiférer : nos voisins français ont ainsi instauré un «droit à la mort numérique» en 2016, obligeant les réseaux sociaux à appliquer les directives laissées par l’internaute décédé.
Une prérogative encore rare : au Luxembourg, seule la loi du 19 juin 2013 existe et elle «ne prévoit pas de suppression des données des personnes décédées», explique le ministère de la Digitalisation, interrogé à ce sujet. En clair : aucune législation spécifique concernant l’héritage numérique n’existe pour l’heure au Grand-Duché.
On ne sait pas clairement si un compte Facebook peut être hérité ou s’il est personnel et doit être supprimé ou désactivé par l’exploitant. Que faire alors face à cette zone grise? Faut-il anticiper notre mort numérique? Sensibiliser nos proches au devenir de nos données en ligne? Pour Jeff Kaufmann, expert à Bee Secure, c’est clairement la marche à suivre. Et inutile d’attendre d’arriver à un grand âge pour s’y intéresser : mieux vaut, au contraire, anticiper.
Désigner une personne de confiance
À l’image du testament rédigé pour les biens matériels, il est primordial de lister les informations nécessaires qui pourraient être utiles à votre entourage après votre mort. «Cela concerne tous vos mots de passe, les endroits où vous avez stocké vos photos par exemple, toutes vos informations de connexion sur les différents comptes que vous possédez», énumère Jeff Kaufmann.
Une fois ces informations regroupées en un même endroit, de préférence une clé USB, il faut alors désigner une personne de confiance, «à l’aise avec la technologie» si possible, qui se chargera du devenir de vos comptes.
Avec surtout des consignes très précises. «Est-ce qu’on garde tel compte? Est-ce qu’on en fait une page commémorative? Est-ce qu’on le supprime?», liste l’expert de Bee Secure, qui précise qu’il faut bien pnser à tout : «On parle beaucoup de Twitter ou Facebook, mais cela vaut aussi pour vos e-mails, vos abonnements de streaming ou encore vos investissements en ligne.»
Oui, partager ses mots de passe fait courir un risque potentiel pour la sécurité. Reste le problème que les proches seront tout de même amenés à se connecter à l’ordinateur du défunt ou à communiquer sa mort aux connaissances virtuelles sur les réseaux sociaux.
Bee Secure propose donc une solution : l’utilisation d’un gestionnaire de mots de passe, tel que KeePass. Tous les comptes et leurs mots de passe y sont sauvegardés de manière cryptée : pour le décryptage, les proches n’ont besoin que d’un seul mot de passe principal. Celui-ci peut être conservé dans un endroit sûr, comme un coffre-fort à la banque, ou avec le testament.
Une autre solution est une liste de tous les comptes et mots de passe : à mettre régulièrement à jour et à conserver en lieu sûr, toujours.
Un business de la mort
Cette dématérialisation croissante de nos données entraîne l’émergence d’un véritable marché de la digital afterlife (vie numérique après la mort) sur la Toile. Celui-ci se divise en deux secteurs. Le premier est la death tech. Elle s’adresse aux personnes en fin de vie et leur permet justement de planifier ce qu’il adviendra de leurs données numériques après leur mort, avec notamment la possibilité d’avoir recours à des coffres-forts numériques pour sauvegarder leurs mots de passe. Le second est la grief tech, qui s’adresse plutôt aux survivants, en leur proposant des services pour faciliter leur deuil.
«Les plateformes s’emparent du sujet et créent un vrai business autour de la mort», note Jeff Kaufmann. Avatars numériques, «chatbot émotionnel» : de nombreuses applications défient l’éternel et proposent de prolonger la vie de nos proches après leur mort. Des prouesses technologiques qui interrogent, notamment sur l’impact psychologique auprès de la famille et des amis. Et qui, surtout, peuvent remettre en cause le processus naturel de deuil.
Le «double tranchant» des réseaux
Une crainte qu’évoque Thierry Aumer, psychologue au sein de la Rehaklinik d’Ettelbruck : «Les réseaux sociaux changent notre regard sur la mort. Jusqu’ici, le deuil était un processus privé, intime, réservé à chacun. Aujourd’hui, les plateformes peuvent perturber ce procédé et les proches peuvent avoir davantage de difficultés à accepter la perte du défunt.»
Si le professionnel de santé se refuse à trancher s’il faut, ou non, supprimer définitivement le compte d’une personne décédée, il souligne toutefois le «double tranchant» des réseaux sociaux. «C’est positif dans un sens, parce que cela permet d’avoir un support émotionnel et de valider nos émotions auprès d’autres personnes. Mais c’est aussi un risque : si vous allez tous les jours sur le profil d’un ami disparu, vous n’accomplissez pas vraiment votre travail de deuil», explique-t-il.
Aux États-Unis, le nombre de personnes décédées ayant encore un compte sur les réseaux sociaux devrait presque doubler la population du pays d’ici à 2100, avec 659 millions d’utilisateurs décédés encore «actifs» en ligne, pour une population estimée à 366 millions d’habitants. Autant de confrontations à la mort qui peuvent perturber psychologiquement l’entourage concerné.
«On peut parler d’un deuil prolongé. La plupart des réseaux sociaux proposent aujourd’hui des souvenirs d’un moment passé ou vous rappellent la date d’anniversaire d’un ami. Si cette personne est décédée, on revit alors sa perte. Ce n’est pas facile. Cela peut conduire à une dépression», analyse Thierry Aumer.
Pour lui, aucun doute : il faut trouver un équilibre pour faire son deuil tout en rendant hommage à la personne disparue via les réseaux sociaux. «Nous n’avons pas vraiment de guide à ce sujet. Cela dépend de chacun et c’est un sujet encore très nouveau, que nous commençons à peine à explorer.»
Et avec les progrès récents de l’intelligence artificielle, nul doute que la sauvegarde numérique va encore franchir de nouvelles étapes dans les années à venir. Jusqu’à nous assurer une immortalité virtuelle?