David Lynch s’expose pour la première fois au Luxembourg avec «Small Stories», une collection d’images proposant une plongée sans détour dans son univers sombre et absurde.
Le temps passe et ne cesse de nous éloigner du dernier long métrage de David Lynch, Inland Empire (2006), sans pour autant qu’il ne déverrouille ses mystères. Tourné à l’aide d’une caméra DV, regroupant à l’écran une grande partie des acteurs «lynchiens» par excellence – à commencer par sa muse, Laura Dern –, le film apparaît de plus en plus comme le testament cinématographique d’un artiste se prêtant à toutes les disciplines et pour qui le 7e art aura été moins une finalité qu’une étape dans l’évolution de son parcours d’artiste. «David Lynch le reconnaît lui-même : le film a ouvert la voie à deux nouvelles passions, l’image et le son, notamment la musique», qu’il travaille aujourd’hui non plus dans l’unité de l’image animée, mais séparément, explique la curatrice Anastasia Chaguidouline.
C’est donc un «univers postfilm» dans lequel on est happé au Cercle Cité, à l’occasion de l’exposition «Small Stories», organisée dans le cadre du LuxFilmFest. Un univers «beau bizarre», absurde et inconfortable, dont la poésie n’est réelle que parce qu’elle est insaisissable. «Small Stories» est, à n’en pas douter, l’une des expositions majeures cette année au Luxembourg, par son caractère exceptionnel : c’est la première fois au Grand-Duché que David Lynch a les honneurs d’une exposition monographique, rendue possible par le galeriste Alex Reding, qui avait déjà exposé des œuvres de Lynch.
Le rouge comme leitmotiv
Dans une scénographie minimaliste, qui utilise le rouge comme leitmotiv – Lynch avait fait de la «Red Room» le décor mythique de sa série Twin Peaks, symbolisée par des rideaux de théâtre que l’on retrouve dans l’exposition –, ce sont 54 images qui sont dévoilées aux visiteurs, montrées pour la première fois en 2014. On serait tenté de parler de photographies, mais Alex Reding est catégorique : «Le papier photo est le support de l’image, oui. Mais ce n’est pas de la photographie : c’est du collage, de la superposition d’images, de la recoupe, de l’assemblage… Bref, c’est tout ce que vous voulez, sauf des photos.»
Sous les lumières sombres de l’exposition, qui renforcent l’étrangeté des œuvres, on est saisi par la galerie de têtes exposées dans la première salle : «C’est ce qu’il y a de plus Lynch», selon Anastasia Chaguidouline. Au lieu de visages, les silhouettes renferment des motifs souvent présents chez l’artiste, y compris dans ses films : un éclair, une main, des cicatrices, des excroissances, un immeuble… «Il utilise le symbolisme, le surréalisme et l’absurde pour extérioriser ce qu’il y a à l’intérieur de la psyché humaine», souligne la curatrice. Pour Alex Reding, cette série est une «très belle parabole de l’œuvre de Lynch».
Lynch utilise le symbolisme, le surréalisme et l’absurde pour extérioriser ce qu’il y a à l’intérieur de la psyché humaine
Le grand espace du Ratskeller est, lui, le théâtre d’une multitude d’autres histoires, cette fois plus volontiers narratives, mais toujours aussi étranges. Une série qui en renferme trois autres. On y distingue ainsi des natures mortes, qui sont les images les plus directement abstraites de l’exposition. On y voit des «vitrines», dans lesquelles Lynch met en situation, à travers le collage et la superposition de couches, d’autres œuvres précédemment réalisées. C’est le cas avec cette sculpture en papier mâché, d’une femme tenant un pistolet, que Lynch a réalisée, puis photographiée, et enfin découpée et collée dans l’une de ces «vitrines». Enfin, des intérieurs, plus perturbants, car plus familiers.
On fait facilement le lien, dans ce dernier cas, avec son œuvre cinématographique, tant ses films sont riches en séquences intérieures expérimentales et terrifiantes (Eraserhead, Twin Peaks, Blue Velvet…). Ainsi, l’image d’un homme âgé debout dans une pièce vide, à côté duquel se tient un chien difforme et fantomatique, fait son effet. «C’est toujours l’anomalie qui crée la distance et l’intranquillité du regard», explique Alex Reding. «On ne sait jamais ce qui tient du réel, et alors tout semble foutre le camp.» Restent en tête les images, tant l’univers visuel de l’artiste est puissant.
Ce qui tient du réel, ce sont peut-être les rares extérieurs qu’il fait figurer au milieu de scènes plus sombres. Lynch est né et a grandi à la campagne et «était terrorisé par la grande ville américaine», rappelle Anastasia Chaguidouline. Ainsi, ses extérieurs sont ceux d’une «Americana» empreinte de nostalgie – à l’image de celle qu’il filme dans The Straight Story (1999), son film le moins «lynchien» et, paradoxalement, le plus intime – sur laquelle semble s’abattre, bientôt, une forme de jugement dernier, trop humaine celle-ci. On peut attendre que le ciel nous tombe sur la tête, comme au-dessus de cette maison isolée en rase campagne, ou fuir, à l’image de cet étrange bébé alien qui traverse le désert. Une question reste en suspens : et si David Lynch était le grand artiste américain?
Jusqu’au 16 avril. Cercle Cité – Luxembourg.
Les courts métrages de David Lynch
D’autres «petites histoires», animées cette fois, font partie de l’exposition. Il s’agit des trois premiers courts métrages de David Lynch, réalisés alors que l’artiste était encore étudiant aux Beaux-Arts. Dix ans avant Eraserhead (1977), son premier long métrage, Lynch voit évoluer son travail de peintre dans l’image en mouvement, et ces trois œuvres, projetées dans le cadre de l’exposition «Small Stories», en assurent la transition.
Six Men Getting Sick (1967)
Pour sa première expérience de réalisateur, David Lynch tente de mettre en mouvement l’une de ses peintures, une idée qui l’obsède. On voit dans ce film six figures humaines (ou quasi humaines) et l’intérieur de leur estomac; dans le mouvement que l’artiste donne à son œuvre peinte, la substance contenue dans leur ventre remonte jusqu’à la tête, et les six hommes la régurgitent. Réalisé sur les bases de la technique du «stop motion», Six Men Getting Sick raconte cette petite histoire en une minute, mais Lynch la fait tourner en boucle quatre fois et y ajoute un bruit de sirène. Déjà le goût de l’inconfortable…
The Alphabet (1968)
Si le rêve et l’inconscient ont toujours été des sujets de prédilection pour David Lynch, The Alphabet – un titre déterminant – serait la matrice de cette fascination. Après six hommes malades, c’est une fille seule, souffrante elle aussi, qui voit les lettres de l’alphabet prendre vie dans de bizarres représentations et s’immiscer dans son crâne. Visuellement, Lynch poursuit son travail entre les arts plastiques et les techniques cinématographiques, mélangeant le film, l’animation et le collage. Sombre et dérangeant. Voilà l’œuvre qui signe la naissance du cinéaste David Lynch… et de ses obsessions.
The Grandmother (1970)
Plus volontiers intéressé par le cinéma après The Alphabet, Lynch réalise The Grandmother, dont il veut faire sa carte de visite pour étudier le cinéma. L’histoire : un enfant plante une graine qu’il fait pousser, et qui ne deviendra pas une plante, mais… une grand-mère. Parabole à peine masquée d’une enfance soumise à la négligence et à la violence des parents, le film permettra à Lynch de suivre des cours auprès de l’American Film Institute… après avoir déjà récolté des prix dans les festival. Sa carrière est déjà lancée : l’année suivante, il commencera à travailler sur son premier long métrage, Eraserhead.