Deux études publiées en novembre montrent que les salariés du privé perdent en autonomie, tandis que les fonctionnaires apprécient précisément la large autonomie dont ils disposent. Le monde à l’envers?
« Libérez l’imagination et la créativité», «abolir les hiérarchies pyramidales», «encouragez l’audace»: ces injonctions et d’autres font désormais partie du corpus du parfait manager. Elles visent à rendre le salarié plus autonome, tant pour son propre bien que pour celui d’une entreprise tournée vers l’avenir.
Dans les faits, la réalité est tout autre. L’étude «Quality of work index Luxembourg», présentée par la Chambre des salariés (CSL) le 10 novembre, constate que «toutes les facettes de l’autonomie au travail sont en recul» (voir graphique ci-dessous). Cette perte d’autonomie est particulièrement marquée dans la maîtrise des horaires, rendant plus difficile conciliation entre vie professionnelle et vie privée.
«L’observation faite n’est donc pas celle d’une évolution vers un mode de management plus participatif qui tend à optimiser la collaboration du personnel. Au contraire, les entreprises au Luxembourg et leur management semblent rester attachés au taylorisme», commente la CSL.
Dans cette étude qui prend en compte de multiples critères, les salariés attribuent une note de 55,7 sur 100 à leurs conditions de travail, un résultat en légère hausse par rapport à 2016 (50,2). Mais cette note positive est loin d’égaler celle des fonctionnaires qui sont 87 % à se dire satisfaits de leur travail, selon une étude TNS Ilres menée pour le ministère de la Fonction publique, publiée trois jours après celle de la CSL. À l’opposé des salariés du privé, 82 % des fonctionnaires disent apprécier l’autonomie dont ils disposent dans leur travail.
«Un prestataire de services moderne»
«Cela revient un peu à comparer des pommes et des poires», nous prévient-on à la CSL, car «la méthodologie et les questions posées dans ces deux études ne sont pas du tout les mêmes.» Pour autant, par les perceptions qu’elles reflètent, ces études prennent à revers les traditionnels clichés sur le privé et le public.
«Cette différence ne me surprend pas, elle est logique, car dans le public les gens sont moins surveillés, moins soumis aux reportings et ils ont de ce fait l’impression d’être plus libres», analyse d’emblée Bertrand Cuinet, CEO de Moovijob Luxembourg, société spécialisée dans le recrutement et la gestion des carrières.
Secrétaire général de la CGFP, le principal syndicat de la fonction publique, Steve Heiliger, n’est pas plus étonné de ce résultat : «Nous avions déjà introduit pas mal d’éléments dans nos négociations avec l’État : des horaires mobiles avec des plages fixes et des plages variables, le télétravail ou encore le compte épargne-temps pour lequel la loi devrait être votée avant la fin de cette année.» L’autonomie dont disposent les fonctionnaires dans l’accomplissement de leur travail «dépend d’abord du supérieur hiérarchique», relativise néanmoins Steve Heiliger. «Il y a des limites naturelles liées au statut du fonctionnaire, le règlement donne des droits et impose des devoirs.»
Le syndicaliste reconnaît que le résultat de l’étude «va à l’encontre des clichés véhiculés sur la fonction publique». Mais il est persuadé que la vision du grand public a déjà changé : «Que ce soit l’instituteur, le policier ou l’agent de la sécurité sociale, les gens savent bien qu’ils sont là pour les aider, que la fonction publique est devenue un prestataire de services moderne.»
«Pas de place à l’improvisation»
Si tout semble aller (presque) pour le mieux dans le meilleur des mondes publics, qu’est-ce qui freine dès lors l’épanouissement des salariés dans une sphère de l’entreprise qui fait la promotion de l’initiative personnelle?
«La situation du travail devient rigide avec le système du reporting permanent qui constitue aussi une tâche supplémentaire. Pour l’encadrement il s’agit d’évaluer, de suivre les performances des salariés. Cette tendance se renforce. Les salariés se sentent de plus en plus coincé dans le contrôle», constate David Büchel, psychologue du travail et conseiller de direction auprès de la CSL pour qui il a coordonné l’étude «Quality of work».
Pour Bertrand Cuinet, la réalité économique explique ce phénomène : «Les entreprises doivent de manière vitale se réinventer chaque jour, car la concurrence est forte, la pression financière s’intensifie et l’arrivée permanente de nouvelles technologies peut tout remettre en cause du jour au lendemain.» Le patron de Moovijob estime que «dans le privé cela crée de manière plus forte des changements, source de tension, avec de plus en plus de postes multitâches, du contrôle avec un management plus présent pour donner des objectifs, suivre les résultats, prendre des actions correctives. Cela ne laisse pas la place à l’improvisation. Et l’employé du privé peut avoir ce sentiment d’être de moins en moins autonome.»
«Indispensable à la performance»
Intervenant quotidiennement dans les entreprises, une experte en ressources humaine, qui s’exprime sous le couvert de l’anonymat, constate à la lecture de ces études «qu’il y a un petit gap entre ce qui est promu et marketé, à savoir des salariés autonomes et heureux», et la réalité vécue. «Bon nombre sont de plus en plus en frustration car ils perdent la maîtrise de leur travail, du fait de process de changement qui segmentent le travail et les responsabilités», poursuit-elle. «Les autonomies sont concentrées dans certains profils et dans les start-up et cela touche uniquement certains métiers pour l’instant», conclut-elle.
L’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL), l’organisation patronale, sollicitée sur la question, n’a pas donné suite, se contentant de répondre qu’elle «ne possède pas de position sur le sujet».
À entendre David Büchnel, le psychologue du travail, les patrons et plus largement les managers ont pourtant tout intérêt à prendre ce sujet au sérieux : «Il y a une corrélation entre la participation et l’autonomie, qui sont le top pour le bien-être au travail. C’est très important dans la gestion du stress. L’autonomie permet au salarié de mieux gérer son travail. Il faut à nouveau apprendre à faire confiance, car la confiance est indispensable à la créativité à la performance.»
Fabien Grasser