Usant du langage et des codes de la publicité, l’artiste britannique examine, au Casino, la manière dont les faux mythes sont répandus à travers les médias et le marketing. Et s’en amuse.
Comme il le reconnaît dans un rire, Jeremy Hutchison est un stéréotype à lui tout seul. Celui de l’artiste qui cherche à construire son propre «mythe». Au Casino, on le voit ainsi se pavaner dans un costume trop large, déambulant dans le musée sous les crépitements des flashs photographiques, comme le ferait un mannequin sur un podium. Tout, de sa démarche à son sourire, est exagéré, sonne faux.
Sous les lunettes noires, on voit bien que son regard pétille. C’est que le Britannique aime s’amuser des images, surtout quand il peut les construire de toutes pièces. Le marketing, ça le connaît bien, lui qui, à ses débuts, travaillait pour Coca-Cola à New York. «Chaque jour, je me disais : « mais je ne veux pas faire ça! »», se rappelle-t-il dans une moue triste forcée.
De la publicité à l’art, du marketing à la création, il n’y a qu’un pas que Jeremy Hutchison a refusé de franchir. Pour lui, l’un ne va pas sans l’autre. Ils avancent même main dans la main autour d’une question qui a du sens pour l’artiste, et sur laquelle se base son travail : «Comment construit-on des mythes, comment circulent-ils, s’amplifient-ils?», lâche-t-il, s’étonnant toujours, malgré son expérience, de la force des icônes modernes comme George Clooney ou Michael Jordan, aux noms définitivement associés à une machine à café ou à une paire de baskets.
Lui n’en est pas là, surtout que sa démarche préfère d’autres références : Roland Barthes et André Breton pour le côté sérieux, Jacques Tati et les Monty Python pour ce qui est de la gaudriole.
Un art «plus joueur que politique»
Comme il tient à le préciser, son approche est «plus joueuse que politique», comme le confirme l’un de ses récents projets, avec Mark Zuckerberg «himself» dans le premier rôle. «L’humour est une arme puissante dans un monde absurde», martèle-t-il.
C’est peut-être pour cette raison que la curatrice belge Evelyn Simons s’est tournée vers lui, elle qui partageait avec lui à l’époque une réflexion sur la libre circulation du capital en plein quartier anarchiste d’Athènes. C’était en 2017 avec, au bout, une exposition collective financée… par la Fondation Prada. Comme avec eux, on n’est pas à une contraction près, le duo reste en Grèce et imagine alors un autre projet : «The Never Never», terme alambiqué qui fait référence à la crise financière que traverse le pays et aux remboursements, sans fin, de sa dette.
Savais-tu qu’il y a plus de Porsche à Athènes que partout ailleurs en Europe?
Il a fallu le hasard d’un coup de téléphone pour que l’idée s’agite et se matérialise pour Jeremy Hutchison : en ligne avec son père, un «mec bien», précise-t-il, mais pro-Brexit et aux idées de droite, ce dernier lui balance, familier : «Savais-tu qu’il y a plus de Porsche à Athènes que partout ailleurs en Europe?». En réalité, l’information est une fake news qui s’est développée sur le web. Avec, au creux du message, les arguments qui lui ont permis de s’y enraciner : racisme ordinaire, manipulation et stéréotypes culturels.
«Des allégations fausses et xénophobes» dont va s’emparer l’artiste. Son objectif? Les accentuer à travers une parodie de la publicité et des stratégies marketing employées par des grandes entreprises. Jusqu’à en faire «un mythe ridicule», propre au spectacle capitaliste.
D’étranges créatures, mi-bêtes, mi-machines
Il met alors sur pied, toujours accompagné d’Evelyn Simons, un «faux» tournage commercial, qui fait tout pour ressembler à un vrai. Il y a déjà la marque, de luxe : Porsche. Reste à activer les ressorts de cette campagne promotionnelle, qui va s’appuyer sur un collectif théâtral local (Nova Melancholia).
Jeremy Hutchison détaille le processus : d’abord découper la voiture (une 911 couleur orange sanguine) en plusieurs morceaux, «comme les ruines antiques du Parthénon que la Grande-Bretagne a volées à la Grèce». Ensuite, faire porter ces portions métalliques aux comédiens. Un étrange costume ne laissant apparaître que la partie déshabillée de leurs jambes, les transformant alors en étranges créatures, mi-bêtes, mi-machines, sorte de Centaure des temps modernes.
Sur vidéo, tels des êtres hybrides de la mythologie antique (en plus burlesques), ces monstres émergent de la mer, croisent un troupeau de chèvres et traversent, dans une chorégraphie plutôt hasardeuse, une série de paysages avant d’arriver dans un studio photo. L’équipe de tournage, habituellement hors-champ, devient alors, à son tour, actrice de la performance.
«On montre comment les images sont faites, comment les mythes sont fabriqués, puis véhiculés», explique encore Jeremy Hutchison. Une parodie de l’idéologie «consumériste» qui prête à rire, certes, mais qui se cherche une crédibilité en usant de tous les clichés sur la Grèce, propres à l’imaginaire collectif.
Des affichages sur les murs et les bus à Luxembourg
Les 22 minividéos diffusées en boucle au rez-de-chaussée du Casino, à voir comme autant de spots publicitaires, en regorgent : aubergine, âne, calamar, feta, huile d’olive, Maria Callas, sandales, berger, yaourt… Des généralités qui s’enchaînent sur un rythme effréné, seulement coupées à l’écran par le titre de l’exposition, utilisée là comme un slogan.
Au-delà du musée, qui expose aussi des fragments imposants d’une Porsche monumentale, telles des ruines archéologiques, la campagne se poursuit à Luxembourg à travers des affichages sur les murs et les bus. «Plus c’est gros, plus ça passe!», se marre Jeremy Hutchison, pour qui mélanger art et marketing est aussi un moyen «de critiquer le caractère élitiste de l’art contemporain, et son accessibilité».
Après Hambourg, «The Never Never» rappelle donc qu’elle est une exposition itinérante, s’attachant de fait, à chaque nouvelle étape, aux stéréotypes attachés aux pays qui l’accueillent. Elle aborde ici, dans un dernier chapitre, la notion d’échelle, propre à ce Grand-Duché si petit et pourtant si riche. La réponse, à l’étage du Casino, se résume à un nouveau pied de nez, effronté : soit une maquette avec des œuvres miniatures, qui pourront difficilement répondre aux attentes d’un public berné par la campagne publicitaire de dehors et les photographies publiées sur Instagram.
Une manière d’enfoncer le clou et d’examiner «comment les réalités en ligne et hors ligne sont différentes, et comment la perception peut être déformée dans l’espace virtuel», conclut Jeremy Hutchison, qui glisse convaincu : «Ce sont les mythes qui construisent le monde, les croyances.» Et les artistes? «C’est même ma stratégie de carrière!»
«The Never Never»
Casino – Luxembourg.
Jusqu’au 29 janvier.