Pourquoi chercher au bout du monde ce que l’on a déjà chez soi? Le Mudam s’attèle à une tâche ardue : montrer au public son imposante collection de 800 œuvres. Et fait tourner l’exercice à la réflexion ludique.
Donner à voir l’invisible – ou, du moins, ce qui est rarement visible : voilà le nouveau pari du Mudam pour sa nouvelle exposition, «Deep Deep Down», qui met en son cœur moins les œuvres d’art que l’ensemble qu’elles forment.
Depuis les premières acquisitions du musée d’Art moderne Grand-Duc-Jean, en 1996 (il ne sera inauguré que dix ans plus tard), ce sont quelque 800 œuvres, dont une cinquantaine commandées par le musée, qui composent aujourd’hui sa collection.
Et qui, bien souvent, dorment dans les catacombes du musée, à l’abri des regards et de la lumière. C’est la norme. Mais l’institution, toujours prompte à se jouer des règles établies, a choisi d’amener sa collection dans les espaces visitables du musée.
«Deep Deep Down» est bien sûr loin d’être une première. La présentation de la collection du Mudam dans des expositions dédiées est un fil rouge du lieu, où les œuvres ont été montrées selon différents thèmes et perspectives. Mais jamais la collection dans son entièreté n’avait été mise en question.
«Il y a cent ans, pour devenir un grand musée, on devait montrer les grands maîtres (…) Aujourd’hui, notre travail est de nous réinventer, d’interroger le passé et d’insuffler une poussée en avant», analyse Bettina Steinbrügge. Alors, pour questionner la collection du Mudam, sa responsable, Marie-Noëlle Farcy, a laissé la main à deux commissaires iraniens, la photographe Shirana Shahbazi et Tirdad Zolghadr. «Cette expérience aurait pu mal tourner», sourit ce dernier, critique d’art, qui a approché l’exercice comme une «réflexion autour de l’abondance».
Quatre règles
La directrice du musée assure qu’il était «important de faire venir des curateurs extérieurs qui posent un œil sur la collection». Et une nouvelle façon de l’appréhender, expliquée par Tirdad Zolghadr : «Nous avons procédé à une sélection d’œuvres qui ne soit pas dictée selon nos goûts, mais déterminée par des règles qui nous aident à imaginer une nouvelle façon de montrer l’entièreté d’une collection.» Pour des questions évidentes d’espace, mais aussi d’instructions de montage parfois incomplètes, les plus de 750 œuvres que possède le Mudam ne pouvaient toutes être exhibées.
Ainsi, quatre paramètres : montrer tous les artistes de la collection, mais les limiter à une seule œuvre, celle qui apparaît en premier dans l’inventaire; commencer l’accrochage par l’œuvre la plus petite, puis continuer par dimensions; pour la galerie Ouest, la présentation des œuvres se fait par ordre alphabétique; les œuvres restantes – la plus grande partie, du moins – sont conservées dans leurs caisses et intégrées à la scénographie du Foyer, au niveau -1 du musée.
«Deep Deep Down», promettait le titre. Ce qui se révèle pratique, aussi : le niveau souterrain du Mudam a l’avantage d’intégrer l’Auditorium, où sont présentées les œuvres audiovisuelles de la collection, sélectionnées selon les mêmes critères que le reste des œuvres (pour un programme de onze heures).
Shirana Shahbazi martèle qu’elle et son collègue ont «tenu à s’aligner sur ces paramètres dits « neutres »». Et objectifs, car les commissaires n’ont rien mis de côté ni laissé au hasard : les fichiers électroniques, tableaux Excel, fiches techniques… Tout élément nécessaire à la constitution de la collection a été pris en compte et intégré à l’exposition, d’une manière ou d’une autre.
Pour exemple, les registres d’inventaire de toutes les œuvres recouvrent la pleine façade de deux murs de la galerie Est (à l’exception de ceux des œuvres présentées). Derrière la somme d’informations, c’est un pied-de-nez plein d’ironie qui confronte l’impossibilité de montrer toute la collection à la facilité de la faire découvrir à tous dans toute son exhaustivité.
Hasards heureux et surréalistes
On peut toutefois se demander pourquoi le Mudam a fait appel à des commissaires extérieurs, quand Marie-Noëlle Farcy connaît parfaitement la collection et qu’elle fait un travail remarquable lorsqu’il s’agit de la montrer au public. Puis on s’imagine un hypothétique «Deep Deep Down 2», avec d’autres commissaires qui trouveraient à leur tour leurs propres règles «neutres», donnant à voir une tout autre exposition.
Et ainsi de suite, avec des possibilités infinies. Si la collection est mise en question, alors le rôle des commissaires aussi, inévitablement. Les règles établies par Shirana Shahbazi et Tirdad Zolghadr sont une manière détournée de transformer une charge monumentale en un exercice ludique, brillamment réussi. Bettina Steinbrügge, elle, affirme que le procédé «n’a pas à voir avec les œuvres, mais avec ce que signifie une collection».
Pour autant, le résultat de cet exercice trouve bel et bien son aboutissement dans la présentation d’œuvres au public. C’est ce que ce dernier pourra apprécier en premier, et il remarquera que le hasard «laisse de la place tant à des pièces déjà montrées plusieurs fois», à l’image de la lithographie de Cy Twombly ou la pierre de Su-Mei Tse, «qu’à d’autres plus rares, dont on ne sait pas quand on aura l’occasion de les montrer à nouveau», dit Marie-Noëlle Farcy. À l’image de la photo très grand format Rachel Auburn and Son, de Wolfgang Tillmans, qui trône en majesté au bout de la galerie Est.
Le public sera forcément amené à questionner la collection, tant cette association d’œuvres pour le moins inédite force aux hasards surréalistes. C’est aussi le sens que prennent les œuvres gardées dans leurs caisses, revêtant ainsi une nouvelle fonction esthétique qui souligne en premier lieu leur fragilité.
Et dans le cœur de l’exposition, la nuit étoilée de Trevor Paglen, la photo petit format Constellation in Draco, est jouxtée par une provocation de Martin Parr, qui photographie un étalage de charcuterie. Les hasards peuvent être aussi heureux, cela dit, comme ces photos séparées de quelques pas dans la galerie Ouest : d’abord, un portrait d’Edward Steichen par Man Ray, auquel Steichen répond lui-même par un stupéfiant portrait photographique de Franklin D. Roosevelt.
Aucun sens définitif ne peut être donné à la collection du Mudam; chacun tentera d’en former sa propre définition. En attendant, «Deep Deep Down» se pose comme une étape supplémentaire qui veut faire du Mudam un grand musée européen, dont on rêve de découvrir plus souvent ses trésors cachés.
Jusqu’au 18 février 2024. Mudam – Luxembourg.