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Le Luxembourg sort de sa bulle!


Invité central à la fin du mois au salon SoBD de Paris, le Luxembourg s’y raconte avec une première anthologie réalisée pour l’occasion, tandis que l’icône nationale Superjhemp saute la frontière et parle désormais français.

Dans sa vaste entreprise d’émancipation censée lui donner une plus grande résonance à l’international, le Luxembourg peut s’appuyer sur certains tremplins promotionnels : Cannes pour le cinéma et Annecy pour celui d’animation, Francfort pour la littérature ou Venise pour l’art contemporain. Parmi toutes les disciplines qui cherchent à s’affranchir de frontières trop étroites, la BD reste la grande oubliée de l’affaire.

Sa visibilité est rare et se fait essentiellement à domicile, notamment à Contern où, chaque année, se rue toute la faune locale. C’est là qu’elle se montre, car c’est là qu’elle vend. Le reste du temps, même les librairies spécialisées du pays ne la mettent pas en avant dans ses étalages. Compliqué, en effet, d’exister entre les deux voisins que sont la Belgique et la France, poids lourds du genre aux abondantes publications.

Cette année, la donne change grâce au salon SoBD à Paris qui, à la fin du mois, met le Grand-Duché au devant de la scène, invité d’un festival qui, depuis 14 ans, se plaît à faire découvrir les productions hétéroclites du monde entier. Parfois, le focus est moins frappant, comme quand c’est l’Espagne qui est à l’honneur.

D’autres fois plus quand il est question du Chili ou de Madagascar. «Il y a des BD sur toute la planète !», clame son instigateur Renaud Chavanne, qui en profite pour rappeler la vocation de la manifestation. «Mettre en lumière des œuvres et auteurs de pays» inconnus pour la plupart des gens, connaisseurs compris.

C’est justement à Contern qu’il s’est rendu en 2021 sur les conseils de Michal Grabowski, attaché culturel à l’ambassade du Luxembourg en France, pour y prendre le pouls. Sur place, il découvre alors un milieu vivant, et surtout une star, Superjhemp.

La chasse aux stéréotypes

«De l’extérieur, on ne soupçonne pas ça», rigole-t-il aujourd’hui, avouant que depuis la France, le Luxembourg se résume surtout à ses institutions européennes et services financiers, sûrement pas à un alter ego de Superdupont qui préfère la cancoillotte au camembert. Un «phénomène culturel» qui lui donne un «argument imparable» pour inviter le Grand-Duché à Paris, afin d’«aller à contre-courant des stéréotypes».

Le personnage à cape et béret a tout du candidat parfait : incontournable à la maison et illustre inconnu «dès que l’on fait un pas de l’autre côté de la frontière». Restait pour lui à tirer sur le fil, «trouver des connexions». La première se fera à Nantes, du côté des éditions Patayo et sa collection «Des cases, des lignes, des mondes» dont l’objectif, lit-on, est «d’explorer la BD internationale pour montrer combien ce genre est aussi varié qu’universel».

Son directeur, Frédéric Fourreau, offre alors au superhéros «made in Luxembourg», mis à l’arrêt depuis le décès du dessinateur Roger Leiner en 2016, une seconde jeunesse… en français. L’auteur Lucien Czuga, qui profitait la semaine dernière de la chaleur automnale de Lisbonne, rembobine : «J’ai fait la traduction moi-même. Je me suis bien marré, car je suis celui qui rit le plus à mes blagues!».

Durant deux semaines, il va donner un autre accent à son personnage, réadaptant dans la langue de Molière le premier tome de la série, De Superjhemp géint de Bommeleeër, phénomène de l’édition au Luxembourg puisqu’à sa sortie en 1988, il s’agissait du premier album réalisé de manière professionnelle. Il sera même tiré à 15 000 exemplaires, sachant qu’un best-seller, à l’époque, atteignait poussivement les 1 000.

Un hommage à Roger Leiner

Disponible en fin de semaine aux Walfer Bicherdeeg (le 17 janvier en France), l’ouvrage connaît des ajustements notables. Déjà dans le titre : Superjhemp contre l’exploseur, «un nom qui sonne bien» façon Jack l’éventreur, plutôt que «poseur de bombes», «trop évident, ennuyeux et pas très drôle», précise Lucien Czuga.

Ensuite, pour coller à l’idée derrière cette transposition, le livre s’achève sur un lexique où est indiqué, pêle-mêle, ce qu’est la «Bouneschlupp», le «Feierwon» ou «Poznennö», juron fétiche de Superjhemp, ainsi que sur une postface de Renaud Chavanne, sorte de rétrospective des superhéros européens parodiques. Il s’explique : «Il ne s’agit pas de reproduire une BD à succès telle quelle, mais d’expliquer qu’il y a des choses importantes qui se font ailleurs et le dire pourquoi». Ni lui ni les éditions Patayo ne misent d’ailleurs sur un succès. «Ce n’est pas le but!», lâchent-ils.

Si Lucien Czuga espère que les 1 000 exemplaires disponibles partiront comme des petits pains à Walferdange, comme au bon vieux temps, il voit d’abord dans cette renaissance l’occasion de rendre hommage à son complice Roger Leiner. «Je voulais le faire mentir, lui qui disait que Superjhemp était intraduisible, qu’il était impossible de raconter les blagues et calembours hors du contexte original.»

Lui qui travaille actuellement sur un autre projet en haute altitude pour la Luxembourg Space Agency affirme que cette BD a plutôt «bien vieilli» (d’autant plus vrai que l’affaire du «Bommeleeër» reste nébuleuse) et qu’il a pris soin «d’utiliser un ton actuel», malgré la présence à l’image de politiques et people de l’époque. Espiègle, il envisage même que son collège, s’il avait été encore en vie, lui aurait donné le feu vert : «Oui, il aurait été d’accord. Par curiosité, et rien que pour me voir me planter!» (il rigole).

Des pionniers aux jeunes talents

À ce come-back s’ajoute une autre réalisation, pas moins inintéressante : L’Histoire de la bande dessinée au Luxembourg – Du XIXe siècle à nos jours, écrite par Renaud Chavanne (toujours lui) et Lydia Alegria, connue au pays pour son rôle de présidente des Amis du 9e Art. Le tout sous le regard de Claude Kremer en tant que superviseur.

C’est qu’il en connaît un bout sur la question depuis qu’il a, avec son équipe du CNL, épluché les 270 boîtes de dessins originaux de Roger Leiner légués après son décès, mis en place une exposition dédiée en 2019, et qu’il anime depuis trois ans un cycle de conférences sur la BD luxembourgeoise à l’université. «C’est à partir de ces notes que l’anthologie s’est écrite», prolongeant celle publiée en 2007 par le musicien Luke Haas (Comics in, aus und über Luxemburg).

Avec Claude Kremer, on remonte l’Histoire, des premiers bourgeons d’avant-guerre aux pionniers comme Pierre Bergem et Pe’l Schlechter. Au fil d’une longue discussion, un nom revient sans cesse, celui de la Revue, journal sans lequel «il n’y aurait pas de BD au Luxembourg». Renaud Chavanne confirme : «Elle a été portée et développée par un hebdomadaire familial qui n’a jamais pris la mesure de ce qu’il avait fait. Il a produit un phénomène littéraire incroyable sans s’en rendre compte!».

Passons sur le succès de Superjhemp, «marqueur identitaire» à la suite de la loi de 1984 qui pose le luxembourgeois comme langue nationale, pour se concentrer sur le biotope actuel. «C’est un milieu actif» qui, malgré un nombre réduit d’acteurs, arrive à couvrir un large spectre de propositions, et ce, dans plusieurs langues.

Le superviseur est ravi : «Ce que l’on voit, c’est que les auteurs, comme les illustrateurs, tirent tous ensemble vers le haut», privilégiant les échanges à la concurrence. Alors, qu’importe si l’on préfère le lavis à la Marc Angel ou le manga de Sabrina Kaufmann, l’important est le chemin parcouru et celui qui reste à faire, avec cette BD qui «avance avec son temps», tout en regardant parfois en arrière.

Ainsi, l’année écoulée a vu, pour la première fois, un jeune illustrateur du Luxembourg signer avec une grande maison d’édition en France (Antoine Grimée avec L’Arnaque des nouveaux pères, sorti chez Glénat), tandis que 2026 célébrera le centenaire de naissance de Gab Weis, père fondateur de la BD grand-ducale. C’est connu : c’est quand on sait d’où l’on vient que l’on sait mieux où l’on va.