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Le contrôle coercitif, une arme de destruction dans l’intimité des foyers


Largement documentée, la réalité des victimes est très différente de celle qu'on imagine. (Photo : adobe stock)

Loin de se résumer à des violences physiques, la violence conjugale relève, dans trois cas sur quatre, d’une véritable stratégie de l’agresseur pour priver sa victime de toute autonomie.

«Moi, si mon mari me frappait, je le quitterais tout de suite», entend-on souvent, pointant du doigt la soumission des femmes victimes de violences conjugales. Mais se pose-t-on la question de ce que leurs agresseurs entreprennent pour les soumettre ainsi?

Encore méconnu au Luxembourg, le concept de contrôle coercitif bouleverse nos représentations sociales et offre une perspective inédite dans la compréhension des violences intrafamiliales.

S’il suscite aujourd’hui l’intérêt du législateur, de l’Angleterre à l’Écosse, de la Belgique à la France, jusqu’à la Suisse, c’est parce qu’il opère une bascule : pour sanctionner un auteur de violences, on ne cherche plus à savoir comment s’est comportée la victime, mais quelle stratégie a été déployée pour la priver lentement de son autonomie.

Même traumatisme chez les prisonniers de guerre

Invitée par l’association La Voix des Survivant-e-s pour une conférence jeudi dernier à Luxembourg, la docteure en psychologie sociale Andreea Gruev-Vintila a détaillé les mécanismes du contrôle coercitif et son impact dans le contexte des violences intrafamiliales.

Andreea Gruev-Vintila explique que le contrôle coercitif s’apparente à de la captivité et provoque les mêmes traumatismes. (Photo : Hervé Montaigu)

C’est dans le milieu militaire qu’est apparue cette notion dans les années 1950, alors que les chercheurs ne parvenaient pas à comprendre comment des soldats surentrainés, faits prisonniers de guerre, avaient pu se soumettre à l’ennemi.

Ces femmes et ces enfants vivent dans une terreur permanente

Or, selon l’experte, c’est précisément de cette façon qu’il faut appréhender les violences conjugales : un maintien en captivité, une atteinte aux libertés fondamentales, et des violences pour forcer l’obéissance. Une vision très éloignée de l’image qu’on se fait de ces situations.

«Ce que racontent les victimes est extrêmement différent de nos représentations. Nous avons tendance à voir ces violences comme des violences de rue : de la bagarre, des coups. Dans les faits, ces femmes et ces enfants – 97% des victimes – vivent dans une terreur permanente», insiste-t-elle, ajoutant que cette insécurité constante provoque, comme chez les soldats, des syndromes de stress post-traumatique.

Un concept largement documenté

«La société doit reconnaître ce qui arrive à ces victimes, à partir de la réalité qu’elles vivent, et pas à partir du récit des agresseurs.»

Une réalité matérielle, documentée et balisée par de nombreux instruments internationaux depuis plus de trente ans, par l’ONU, la Convention d’Istanbul et, dernièrement, la directive européenne 2024/1385 pour une base juridique commune dans la lutte contre la violence domestique.

Le contrôle coercitif désigne un ensemble d’attitudes calculées et malveillantes déployées par l’agresseur pour dominer sa victime – presque exclusivement des hommes sur des femmes – incluant des violences physiques répétées :

  • isolement progressif,
  • restrictions des libertés,
  • privation de droits et de ressource,
  • exploitation,
  • régulation du comportement,
  • intimidation,
  • menaces,
  • envahissement de l’espace personnel,
  • surveillance continue,
  • traque,
  • ou encore système de règles à respecter.

«De quoi réduire à néant toute autonomie ou volonté d’émancipation chez la victime», note l’experte.

Pas question d’emprise

Un concept qu’elle distingue de l’emprise psychologique, de plus en plus citée dans le cadre de violences conjugales, qui sous-entend une abolition du raisonnement.

«Un prisonnier n’est pas forcément sous emprise. Cependant, il n’a pas d’autre choix que de se soumettre aux règles, car il est contrôlé et contraint.»

«Un lent grignotage des libertés» 

Autre idée fausse, dans le contrôle coercitif, les coups ne sont pas la première manifestation de la violence.

«Ça commence toujours par un lent grignotage des libertés de la victime : madame ne peut plus s’habiller ou se maquiller comme elle l’entend, aller à son travail sereinement, etc. Un processus qui finit par atteindre ses ressources et installe une asymétrie dans la relation.»

Ana Pinto et son association veulent inclure le contrôle coercitif dans le Code pénal luxembourgeois.

Une méthode tristement répandue : «On retrouve du contrôle coercitif dans 75% des cas de violences conjugales, et il se poursuit encore des années après la séparation, à travers du harcèlement, du stalking, et l’utilisation des enfant ou de tiers. Ce qui épuise la victime.»

La sécurité, première des priorités

Pour sortir de cette spirale pouvant conduire au féminicide, le premier besoin à combler est celui de sécurité. Idem pour les enfants covictimes.

«Toute prise en charge s’avère vaine si l’exposition à la violence continue. Or, on voit fréquemment des droits de visite maintenus avec l’agresseur au titre de l’intérêt supérieur de l’enfant.» D’où la nécessité de former massivement avocats et magistrats.

«La vraie question à se poser dans le cas d’une séparation sur fond de violences intrafamiliales n’est pas celle du contact de l’enfant avec son parent, mais celle de sa sécurité», tranche Andreea Gruev-Vintila.

Biographie express

Andreea Gruev-Vintila est docteure en psychologie sociale, maîtresse de conférences à l’Université de Paris-Nanterre, chercheuse et experte reconnue du phénomène des violences conjugales.

Elle a contribué à l’introduction et à la diffusion du concept de contrôle coercitif en France, et ses travaux récents portent sur l’analyse psychosociale de cette stratégie au sein du couple, sur les implications juridiques de la reconnaissance de tels comportements et l’impact sur les enfants covictimes.

Ses recherches ont marqué le champ juridique français et francophone en pointant le rôle du contrôle coercitif dans les violences conjugales, et l’atteinte aux droits humains et aux libertés fondamentales des victimes qu’il représente.

Autrice de nombreux ouvrages et articles sur le sujet, elle a notamment publié «Contrôle coercitif : Au cœur de la violence conjugale» en 2023, contribué à l’instauration de formations spécifiques à l’École nationale de la magistrature, au rapport parlementaire «Plan rouge vif», à la jurisprudence sur le contrôle coercitif et à sa traduction juridique en France en 2024.