L’association de soutien aux travailleurs immigrés (ASTI) a 40 ans. L’idée fondatrice était résumée à l’époque par le slogan «Vivre, travailler et décider ensemble» toujours valable aujourd’hui.
La question de l’intégration et de l’identité luxembourgeoise ne s’étant pas émoussée au fil des ans, les missions de l’ASTI se sont diversifiées. Son actuelle présidente, Laura Zuccoli, évoque les enjeux d’antan et d’aujourd’hui.
L’ASTI fête ses 40 ans cette année. Quelle idée de départ a animé ses fondateurs ?
Des humanistes comme Serge Kollwelter voulaient créer une association pour la promotion des droits de l’Homme, plus particulièrement du droit de vote, qui résumait le slogan «Vivre, travailler et décider ensemble». Nous l’avons repris pour l’année des 40 ans, en hommage aux fondateurs. A l’époque, l’ASTI défendait le droit de vote des citoyens étrangers aux élections communales et en 1981, le festival des migrations a été créé. C’étaient les principales préoccupations des débuts. A l’époque, la discrimination était importante au sein de la société. Les citoyens étrangers ne pouvaient, par exemple, pas fonder d’association, ils ne pouvaient pas être, je pense, plus de 10% au sein des membres fondateurs… C’est pourquoi, l’ASTI réclamait l’égalité des droits.
Vers 1983, l’ASTI a commencé à développer des projets concrets. Le premier a été le «Kannernascht» à Luxembourg-Eich, un foyer de quartier qui accueillait les enfants et leurs parents. A l’époque, les maisons relais n’existaient pas encore. Cela nous a permis de connaitre encore mieux la réalité du terrain et d’affiner nos revendications politiques. Petit à petit, l’ASTI s’est diversifiée.
L’ASTI est restée fidèle au quartier de Luxembourg-Eich et à la rue Auguste Laval ?
Nous n’avons jamais quitté notre quartier d’origine. Notre philosophie est d’y développer des projets pilotes, puis des modèles que nous avons – quand ils fonctionnaient – partagé avec d’autres organisations ou le gouvernement, comme par exemple, le service d’interprétariat interculturel de la Croix-Rouge ou d’autres projets concernant l’apprentissage des langues pour les réfugiés. Nous poursuivons certains projets conventionnés. Bon nombre d’entre eux fonctionnent grâce à des soutiens européens. Si nous ne trouvons plus les moyens de les financer, ils sont interrompus. Ce qui ne veut pas dire qu’ils sont perdus : des associations peuvent les reprendre. D’une part, nous développons des bonnes pratiques et d’autre part, des revendications. Nous sommes une organisation lobbyiste et voulons le rester.
Le luxembourgeois ne va pas disparaître au profit des deux autres
Quelle est votre position quant à la pratique de la langue luxembourgeoise ?
Le Luxembourg a trois langues officielles : le luxembourgeois, le français et l’allemand. Chacune d’entre-elles a un rôle. Nous constatons que ne pas parler le luxembourgeois n’est pas un frein à l’engagement social. Les non-locuteurs recourent à nos services de traduction lors des conférences ou débats, ils sont actifs et leurs champs d’intérêts sont vastes. Qui est le plus engagé : ces personnes qui ne parlent pas ou peu le luxembourgeois et qui assistent à nos conférences ou celui qui maîtrise le luxembourgeois et qui reste assis chez lui ? Le luxembourgeois est une langue facilitatrice, c’est certain. Mais faut-il la connaitre pour être actif et intégré, la question se pose. Nous avons trois langues – il est important de soutenir leur pratique -, nous en avons toujours profité et le luxembourgeois ne doit pas exister en tant que langue unique.
Le luxembourgeois ne va pas pour autant disparaitre au profit des deux autres langues. Les statistiques montrent que de plus en plus de gens veulent apprendre le luxembourgeois et souligne une pénurie de professeurs. Reste que les personnes qui apprennent le luxembourgeois doivent également avoir la possibilité de le pratiquer. Nous développons des modèles pour en favoriser la pratique, comme des promenades ou des visites au musée lors desquelles les personnes pourraient échanger.
La langue fait-elle partie intégrante de l’identité luxembourgeoise ?
Le multilinguisme est le symbole de notre identité nationale.
Comment le Luxembourg a-t-il évolué ces 40 dernières années sur le plan social ?
Il y a 40 ans, l’immigration était essentiellement ouvrière. Les seuls non-Luxembourgeois qui vivaient au Grand-Duché à l’époque étaient les employés des communautés européennes. Suite à l’explosion du secteur financier, une population étrangère très diversifiée est apparue dans toutes les couches de la société. Particulièrement dans les années 2000. Cela signifiait plus de langues, plus de nationalités. A ces personnes sont venus s’ajouter les frontaliers – dont l’emploi a augmenté dans les années 1990 – et les réfugiés. Avant la guerre des Balkans, il n’y en avait presque pas au Luxembourg. Les réfugiés des Balkans n’ont jamais eu de statut officiel, mais ils ont pu rester au Luxembourg à condition d’avoir un emploi. Aujourd’hui, l’approche est différente. Les réfugiés reçoivent d’abord un statut.
Le thème que nous avons donné à nos festivités anniversaire est le vivre-ensemble. Les 40 ans de l’ASTI ne sont qu’un prétexte pour célébrer le vivre-ensemble et de mettre l’immigration économique au premier plan. Nous organisons un certain nombre de conférences à ce sujet.
A travers une pièce de théâtre et un sondage, l’ASTI s’interroge justement sur les travailleurs frontaliers.
Ils représentent 44% des salariés au Luxembourg et le chiffre est en progression. Il serait temps d’élargir la réflexion les concernant au-delà de la seule mobilité. La chambre des salariés et les syndicats ont commencé, de même que le patronat en tant que recruteur. Nous sommes les seuls à nous intéresser à la question de l’identité et du sentiment d’appartenance. Nous nous sommes associés au LISER pour créer cette pièce de théâtre documentaire sur la base des réponses aux questions de leur sondage. Le Luxembourg a besoin de données pour pouvoir orienter ses politiques. La ministre de l’Intégration, Corinne Cahen, veut intensifier la collecte de donnée et particulièrement en ce qui concerne l’immigration.
Une motion demandant une réflexion sur le vivre ensemble et l’intégration a été votée votée à la chambre des députés lors du vote concernant l’office national d’accueil (ONA) qui remplace l’office luxembourgeois de l’accueil et de l’intégration (Olai).
Qu’est-ce que la culture luxembourgeoise ?
En France, l’identité nationale est débattue depuis longtemps. Au Luxembourg, où la question est au moins aussi complexe sinon plus, la question semble à peine affleurer les esprits.
Le Luxembourg n’a pas une identité aussi monolithique que la France. Par contre, Luxembourgeois et étrangers doivent réfléchir à un projet de société et aux moyens de vivre ensemble de la manière la plus harmonieuse possible. Les critiques doivent être exprimées pour que les différents acteurs puissent construire en conséquence une vision commune.
On peut se demander qui intègre qui au Luxembourg ? En France, la réponse est simple. Ici, seuls 38% des détenteurs d’un passeport luxembourgeois descendent de parents et de grands-parents luxembourgeois. Les 62% restants sont issus d’un couple mixte. L’identité luxembourgeoise est donc multiple et a de nombreuses facettes. Chacun a des influences culturelles différentes en fonction de ses origines et des personnes fréquentées. Passer du temps dans des cercles uniquement luxembourgeois est très rare. Encore plus, sans doute, pour les lycéens.
Une de nos conférences nous le dira. Les résultats de la recherche qui nous seront présentés lors d’une de nos conférences montrent que nous vivons dans une multiplicité d’identités et que chacun d’entre nous bascule de l’une à l’autre. C’est très complexe. Il faut que cela fonctionne et nous devons être en mesure de contrer ceux qui, sur les réseaux sociaux, se plaignent du déclin de la culture luxembourgeoise. Qu’est-ce que la culture luxembourgeoise ? N’est-ce pas une culture qui a en permanence été influencée par d’autres au grès de l’histoire d’un territoire et qui est d’autant plus multiple que sa population l’est ? Chacun apporte son histoire, son expérience de vie. C’est un enrichissement dont il ne faut pas avoir peur et qu’il faut accueillir comme une chance.
La réforme de la loi de 2008 sur l’intégration tarde pourtant toujours à être votée alors que l’image du Luxembourg a énormément changé en dix ans.
Nous avons invité des experts allemands, suisses et français pour comparer les bilans des contrats d’accueil et d’intégration de leurs pays respectifs avec l’arrière-pensée d’encourager le vote de cette réforme qui devient de plus en plus indispensable. Nous ne lâcherons rien en ce sens.
L’immigration est-elle divisée en deux catégories, une qui est bien acceptée et une dont les gens ont l’impression qu’elle leur est imposée ?
Une immigration composée de personnes diplômées est toujours mieux perçue. Les Luxembourgeois ne sont pas les seuls à véhiculer ce genre d’idée. Les étrangers sont aussi méfiants par rapport aux nouveaux venus. Les gens ont du mal à croire que des immigrés puissent avoir des diplômes et ne soient pas des travailleurs manuels ou pauvres. Cela fait partie des clichés qui persistent.
La sensibilisation et la loi ont un rôle important à jouer pour les combattre. Les citoyens de tous les âges doivent pouvoir percevoir tous les aspects positifs de l’immigration sur nos sociétés. La plus grande majorité de notre immigration n’est pas pauvre et sans droits. Il s’agit de personnes qui se sont construit une existence au Luxembourg, même si elle a été accompagnée de nombreuses réticences.
La loi sur l’immigration telle qu’elle est actuellement est très favorable aux personnes hautement qualifiées. Quelqu’un qui gagne un salaire dépassant une certaine somme d’argent reçoit une carte bleue qui garantit un statut équivalent à celui d’un ressortissant européen. Pour les autres, c’est plus difficile. Pourtant l’artisanat et le secteur de la construction se plaignent de manquer de bras. Le problème vient de la procédure d’embauche qui donne la priorité aux travailleurs européens et requiert une autorisation pour embaucher des non-européens. Les demandeurs d’emploi doivent également faire une demande dans leur pays d’origine et les réponses favorables ne sont pas garanties.
Les gens s’indignent, mais sur le terrain, rien ne se passe
Un rapport de la Commission consultative de des droits de l’homme (CCDH) conclut que la traite des êtres humains continue d’augmenter au Grand-Duché. L’avez-vous constaté ?
J’ai parfois l’impression que cette situation en arrange certain. Que c’est ce qu’on veut, qu’on l’entretient. On fait énormément pour les réfugiés, mais on oublie les migrants – 23 000 personnes qui arrivent au Luxembourg chaque année – dont un certain nombre de regroupements familiaux. Certains travailleurs au noir sont au Luxembourg depuis des années, ont un logement, un travail régulier, leurs enfants vont à l’école au Luxembourg, mais leur statut n’a toujours pas été régularisé. Or, cela ne semble pas être une volonté pour le moment. Le ministre des Affaires étrangères semble totalement concentré sur le sort des réfugiés.
L’immigration à trois vitesses alors ?
Oui. On trouve beaucoup ce type de profils de migrants travaillant au noir chez les immigrés brésiliens, mexicains ou vénézuéliens. Ils ne font pas de demande d’asile. Si l’État ne met pas en place des endroits où ces personnes peuvent se renseigner, trouver un accompagnement ou une aide, c’est qu’on souhaite encourager la traite des êtres humains. Même sans papiers, ces personnes font leur vie au Luxembourg. La traite humaine ne se limite pas uniquement aux marchands de sommeil. Des conférences sont organisées à ce sujet, les gens s’indignent, mais sur le terrain, rien ne se passe.
Dans quels secteurs la traite humaine est-elle la plus représentée ?
Dans l’hôtellerie, la construction… Ce sont des personnes qui ne se font pas remarquer. Il faut venir à L’ASTI pour les rencontrer. La “Wanteraktioun” accueille un grand nombre de ces personnes ou du moins ceux qui n’ont pas de famille ou de patron pour les héberger. Ils sont habitués au système de la débrouille. L’ASTI va dans le cadre du plan d’action national d’intégration en 2020 remettre le sujet de la régularisation sur le tapis et demander que l’autorisation de séjour pour salariés ne soit pas uniquement donnée aux familles avec des enfants scolarisés depuis au moins quatre ans au Luxembourg. Elle est excluante.
Pensez-vous que l’extrême droite pourra un jour faire une percée au Luxembourg ?
Je pense que cela n’a pas encore été le cas, car le Luxembourg est composé de nombreuses communautés et qu’aucune n’est encore parvenue à prendre le dessus sur les autres. Certains Luxembourgeois tentent de partager ces tendances sur les réseaux sociaux, mais elles n’ont pas cours dans la vie quotidienne. Le résultat des élections législatives le prouve. La xénophobie est la plus forte là où il y a les moins ou pas du tout d’étrangers. Ce n’est pas le cas au Luxembourg. Ici, même la personne la plus à droite a conscience qu’elle a besoin de l’étranger. Mais le prétexte de la langue est une manière de rester entre soi et de conserver son pouvoir. On passe à côté de matière grise intéressante et utile en excluant les ressortissants étrangers. On en revient au droit de vote et à la question des régularisations.
Entretien avec Sophie Kieffer