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«La violence est constitutive de l’extrême droite»


Lucien Blau est spécialiste de l’extrême droite au Luxembourg. (Photo : julien garroy)

La montée de l’extrême droite en Europe et les actions violentes de certains de ses partisans, dans un contexte de crise économique et de conflits, ne sont pas sans rappeler les années 1930. Comment l’extrême droite a-t-elle pu revenir à ce point sur le devant de la scène ?

Émeutes imputées à l’extrême droite en Irlande, essor d’actes antisémites et islamophobes au Royaume-Uni, projet de coup d’État par un groupuscule d’extrême droite en Allemagne et incendies de foyers de réfugiés, ratonnades en France… On assiste à une résurgence d’actions violentes menées par des militants d’extrême droite en Europe. Qu’en est-il au Luxembourg? Lucien Blau, historien spécialisé en histoire contemporaine et auteur d’Histoire de l’extrême droite au Grand-Duché de Luxembourg au XXe siècle, nous éclaire.

Que vous inspirent ces poussées de violence par des groupuscules d’extrême droite?

Lucien Blau : C’est le visage violent de l’extrême droite qui se montre. La violence est valorisée dans cette idéologie et en est un élément constitutif. Cette violence peut s’exprimer par des ratonnades, mais aussi par des mots. L’écrit – dans des journaux, des tracts – préfigure le passage à l’acte. Ce climat s’est installé dans beaucoup de pays de l’Ouest européen…

Existe-t-il de telles milices au Luxembourg et doit-on s’attendre à des ratonnades ici?

Non, au Luxembourg, c’est un phénomène inexistant. La violence s’est toujours cantonnée à l’écrit. Il y a bien quelques petits groupes d’extrême droite qui se sont constitués de temps à autre, mais ils ne se sont jamais installés dans la durée. Il y a eu des manifestations à Pétange contre la création d’un foyer de réfugiés, mais jamais de passage à l’acte violent. On est très loin de ce qui se passe dans d’autres pays.

Cependant, sur internet, il y a des commentaires très violents, notamment sur les questions d’immigration. Y compris de la part de dirigeants politiques. À l’instar de Sylvie Mischel, qui, en 2019, lorsqu’elle était vice-présidente de l’ADR, a publié un post avec une photo de Jean Asselborn entouré de réfugiés et un commentaire suggérant qu’on s’occupait plus des réfugiés que du peuple luxembourgeois.

Le national-populisme de l’ADR est un courant de la mouvance d’extrême droite

Fernand Kartheiser, le président de l’ADR, réfute l’idée que son parti soit d’extrême droite. Il le décrit comme simplement « conservateur ». Pour vous, où se situe l’ADR sur l’échiquier politique?

Pour moi, le national-populisme de l’ADR est un courant de la mouvance d’extrême droite. Son idéologie peut être qualifiée de « nationalisme différentialiste » ou « ethno-différentialiste » : le racisme biologique n’est plus au centre du discours, il est déplacé sur le terrain culturel. On soutient que l’immigration menace l’identité du peuple luxembourgeois, qu’elle va mener à la dissolution de sa culture, de ses traditions, de sa langue. On ne dit plus qu’il y a « incompatibilité des races », mais que chaque peuple possède sa propre culture et que le mélange va aboutir à la disparition des cultures. Concernant l’antisémitisme, il a été remplacé dans le discours de l’extrême droite par l’islamophobie. L’ADR se présente comme le défenseur des victimes de la globalisation, selon lui, tout le mal vient de l’étranger. Mais c’est oublier que le Luxembourg doit absolument tout à son ouverture d’esprit. L’industrialisation du pays n’aurait pas été possible sans l’apport de la main-d’œuvre et du capital étrangers. Même la langue qu’ils mystifient est un dialecte francique mosellan!

Et puis, il suffit de regarder les connivences entre l’ADR et les autres partis et mouvements d’extrême droite européens. Kartheiser a salué la naissance de l’AfD en Allemagne sur son blog, en 2013. Il a rencontré Éric Zemmour en juin dernier. Maksymilian Woroszylo, président de l’organisation de jeunesse ADRenalin, a participé à deux reprises à la Conservative Political Action Conference, à laquelle de nombreux représentants de mouvements identitaires et de partis d’extrême droite, dont Jordan Bardella du Rassemblement national, ont également participé. Sans oublier la présence du président de Civitas, ce mouvement catholique intégriste extrémiste, à une conférence de l’ADR.

L’ADR est devenu le 4e parti du pays. En Allemagne ou en France, des manifestations d’extrême droite ont même été autorisées. Les représentants de l’extrême droite sont de tous les plateaux télé, ont des sièges au Parlement, accèdent parfois au gouvernement. Il y a encore quelques années, ils étaient exclus des débats. Que s’est-il passé?

Dans tous les pays, on constate que la démonisation de l’extrême droite est en perte de vitesse et que les thèmes de ses discours sont perçus par une frange toujours plus importante de la population comme normaux. C’est le fruit d’une stratégie de l’extrême droite. Le discours est plus « soft » (adouci), mais la xénophobie est toujours présente, avec cette obsession de la pureté, non plus de la race, mais de la culture. Ils ne sont toujours pas pour l’égalité. Seule la forme a changé. La stratégie consiste à faire ce que j’appelle « la politique du ballon d’essai », avec un discours codé deux fois : on s’adresse à la droite la plus extrême de l’électorat, et selon les réactions, on en fait une version plus soft ou on se rétracte.

L’extrême droite vide la démocratie de son contenu

Certains politologues ont commencé à faire une différence entre extrême droite et droite radicale. La première serait plus violente et antiparlementaire, tandis que la seconde accepterait la démocratie. Les deux ont des tactiques différentes pour arriver au même but. Les nationaux-socialistes ont accédé au pouvoir par les élections! Aujourd’hui, Giorgia Meloni, cheffe du gouvernement italien, n’est pas stupide au point de dire : une fois au pouvoir, j’anéantis tous les autres partis. C’est la tactique du salami : on s’installe au pouvoir, on crée une hégémonie sur le plan culturel, on interdit ou on ne donne plus de crédit à certaines organisations culturelles, on vide la démocratie de son contenu en violant les principes de la séparation des pouvoirs, de l’indépendance de la justice. Et le résultat à la fin du parcours sera le même, que l’on parle de la droite extrême ou de droite radicale! La grande menace pour nos démocraties, ce ne sont pas les groupuscules et les miliciens, ce sont des Orban, Le Pen, Wilders.

La droite traditionnelle qui reprend le discours de l’extrême droite participe du phénomène.

Il y a en effet une grande porosité entre les partis de la droite traditionnelle et l’extrême droite. En Allemagne, le SPD, associé aux libéraux et aux Verts, durcit à l’extrême la politique d’asile. Périodiquement, la droite commet cette erreur politique, par opportunisme, par conviction ou par un mélange des deux… Or les gens choisissent l’original et la droite perd des voix finalement.

Faudrait-il interdire l’extrême droite, ou du moins l’exclure des débats?

Je ne suis pas pour l’interdiction. Il faut la combattre avec des arguments. Par contre, il faut punir le racisme, qui n’est pas une opinion, mais un délit. Il faut rester ferme sur ce point.

Pourquoi l’extrême droite, dirigée par des privilégiés, des libéraux invétérés, parvient-elle à récolter autant de votes au sein des classes populaires? On constate rapidement qu’une fois au pouvoir, elle ne prend pas de mesures en faveur de ces classes.

Le vote en faveur de l’extrême droite se fait sur le plan des valeurs. Ils attrapent les classes populaires en prétendant qu’ils vont défendre les « petits » face aux « gros ». Mais une fois au pouvoir, ce sont des libéraux purs et durs. Hitler a été financé par le grand capital! Ils nationalisent la question sociale : la solution à tous les problèmes serait une politique nationaliste – il faut fermer les frontières, stopper l’immigration, quitter l’Europe, pour résoudre le problème de l’emploi. Je ne connais pas d’endroit où cela ait fonctionné! Il ne faut cependant pas oublier le vote protestataire non plus.

Pourquoi les classes plus défavorisées ne se tournent-elles pas vers l’extrême gauche par exemple?

C’est une bonne question! La France insoumise a fait un bon score cependant. Au Luxembourg, une grande partie de la classe ouvrière est étrangère et donc privée du droit de vote. Il n’y a qu’un tiers de Luxembourgeois dans la population active. Sur le plan politique, c’est presque un régime d’apartheid! On parle d’égalité, mais elle doit aussi exister sur le plan politique, donc au niveau du droit de vote. Or on est pratiquement dans la situation d’avant le suffrage universel, en 1918.

Pensez-vous que le climat actuel soit semblable à celui des années 30, qui a vu Hitler accéder au pouvoir?

J’ai coutume de dire que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. La politique libérale d’austérité qu’appliquent tous les pays européens conduit à une désagrégation de la société et à créer cet électorat constitué des grands perdants de la globalisation. Les restrictions budgétaires des projets sociaux vont briser le tissu social et créer des clivages. Il faut noter aussi cette incapacité de la gauche à se saisir de ce problème. Et lorsqu’elle est au gouvernement, elle fait une politique libérale.

Le libéralisme économique et sa politique d’austérité produisent le chômage et les peurs de chute et d’exclusion sociale des classes moyennes. Or l’extrême droite ne prospère jamais dans une situation de haut emploi, c’est toujours lorsque le soubassement économique d’une société est fragilisé que la superstructure politique connaît des problèmes.

Dans ce contexte, l’extrême droite affiche clairement sa préférence pour le référendum, qui lui permet de court-circuiter le Parlement. L’idée que les élections ne servent à rien, mais qu’il faut un homme fort pour résoudre tous les problèmes, au prix de la perte des droits démocratiques, se fraye alors un chemin.