Le projet transfrontalier «Face à face» fait s’inviter les collections permanentes du Mudam et de la Moderne Galerie de Sarrebruck chez leur voisin. Une double exposition qui vise à promouvoir les échanges culturels dans la Grande Région.
L’œuvre est probablement la plus emblématique du Mudam : la fontaine d’encre de l’artiste luxembourgeoise Su-Mei Tse a quitté Luxembourg pour trouver un nouveau domicile à une centaine de kilomètres plus à l’est, dans la Moderne Galerie du Saarlandmuseum, à Sarrebruck.
L’initiative, temporaire, s’inscrit dans un projet souhaité depuis longtemps par les deux institutions et qui se traduit aujourd’hui par une double exposition, intitulée «Face à face. Deux collections en dialogue». En faisant entrer des œuvres de la collection permanente du Mudam à la Moderne Galerie, et vice versa, les deux musées entreprennent leur propre opération de promotion des échanges culturels dans la Grande Région, et invitent à la découverte de deux collections très particulières dans des lieux aux histoires différentes.
Un jeu des sept différences
L’effet est insolite dans les deux galeries au rez-de-chaussée du Mudam, où des chefs-d’œuvre de Fernand Léger et Otto Dix côtoient des contemporains comme Nan Goldin et Nedko Solakov. Il l’est tout autant dans l’aile de la Moderne Galerie dédiée à sa collection permanente, où une dizaine d’œuvres ont été décrochées et remplacées par des travaux plus récents. Ainsi, à Sarrebruck, Malinconia, énigmatique paysage urbain du peintre italien Giorgio De Chirico (1956), a laissé sa place à la photographie de Günther Förg Città Universitaria (1985).
La ressemblance entre les deux œuvres est frappante, et le parcours en forme de jeu des sept différences se poursuit plus loin, avec notamment la photographie mélancolique d’une nuit d’hiver Hackney Wick, Yellow Snow (2003) du duo suisse Taiyo Onorato et Nico Krebs, en remplacement du Cimetière juif à Randegg d’Otto Dix (1935).
On oublie vite comme il est inhabituel de trouver une photographie récente au milieu d’une pièce dédiée aux surréalistes, comme c’est le cas pour celle de Tania Bruguera The Burden of Guilt (1997-1999), tirée d’une performance de l’artiste cubaine, tant elle semble être à sa place, entre une nature morte d’Oskar Schlemmer et un crâne de Georges Braque, non loin de la Nature morte au crâne sur une chaise (1946) de Picasso. Il en va de même pour le vase aux motifs chaotiques de Grayson Perry (2000), mis en dialogue au milieu de sculptures de Rodin et parmi les impressionnistes, influencés, comme Perry, par le Japon.
«Une véritable chance»
La Moderne Galerie, institution presque centenaire (elle a été inaugurée en 1924), accueille en tout 25 pièces de la collection du Mudam, de toutes les tailles et de tous les supports : photographie, sculpture, art vidéo, installations… En échange, les 70 œuvres du Saarlandmuseum qui sont entrées au Mudam appartiennent à une histoire de l’art plus traditionnelle. «Nos deux collections ont des caractéristiques qui les définissent, et qui définissent les institutions auxquelles elles appartiennent», expose Marie-Noëlle Farcy, commissaire d’exposition au Mudam. Le Saarlandmuseum possède par exemple beaucoup d’œuvres d’artistes français et allemands.
Un fait lié à l’histoire de la Sarre, région allemande par deux fois placée brièvement sous administration française, à l’issue des deux guerres mondiales. L’histoire récente du Mudam va de pair avec une collection d’artistes contemporains, pour la plupart vivants, et témoigne des évolutions de l’art contemporain vers des supports et des formats moins conventionnels. Si ce «Face à face» est représentatif de chacune des collections, «l’exposition n’est pas une présentation in extenso de nos collections», précise la commissaire. «C’est une proposition, un regard, avec des partis pris.»
Une collection à la portée internationale
Dans l’idée de fonctionner sur le mode de l’échange, Marie-Noëlle Farcy a conçu le volet Mudam de l’exposition en allant visiter le fonds de la Moderne Galerie. Andrea Jahn et Kathrin Elvers-Švamberk, de la Moderne Galerie, ont fait de même avec la collection du Mudam, afin de concevoir l’exposition dans leur musée. Les deux institutions n’ont eu aucun mal à se séparer d’œuvres emblématiques et la Moderne Galerie «a vraiment joué le jeu» en accrochant dans sa galerie permanente des œuvres du Mudam à la place de celles qui ont été prêtées (et en mentionnant sous chaque œuvre celle qui est remplacée).
Chacun y gagne : le Mudam fait entrer des chefs-d’œuvre d’artistes renommés rarement vus entre ses murs et la Moderne Galerie ouvre ses horizons. «J’ai été très surprise de découvrir la portée internationale de la collection du Mudam», souligne Andrea Jahn, la directrice de la Moderne Galerie et commissaire d’exposition. Et d’ajouter : «Ici, et en Allemagne en général, on est très porté sur l’art européen. Nous sommes donc très heureux de pouvoir montrer des artistes d’Afrique du Nord ou d’Afrique centrale. C’est une véritable chance!»
Des œuvres rarement vues
Le Mudam a néanmoins dû faire face à un obstacle : celui de l’ancienneté des œuvres de la Moderne Galerie, qui a parfois empêché leur prêt. «L’un des points de départ de ce projet était une très belle scène d’intérieur peinte par Ernst Ludwig Kirchner. Pour des raisons de conservation et en raison de tout un processus de restauration qui avait été mené sur la pièce, celle-ci était impossible à déplacer», raconte Marie-Noëlle Farcy. D’autres œuvres ont connu le même sort. «Certaines demandes ont dû être réévaluées, poursuit la commissaire du Mudam. Mais dans ces cas, à chaque fois, l’équipe du Saarlandmuseum est revenue vers nous avec des propositions. On est parti d’un premier corpus qui, à force d’allers-retours, a un peu évolué…»
Des œuvres au format démesuré
Le Mudam ne possédant pas d’espace d’exposition permanente, ce double projet est aussi une occasion pour le public de découvrir des œuvres rarement vues, à l’image de deux travaux imposants : la Pietà du Kosovo de Pascal Convert (au Mudam) et l’installation The Orbit de David Altmejd (à la Moderne Galerie).
À Sarrebruck, le musée a pu décliner son volet de l’exposition, au-delà de la galerie permanente, par thèmes : ainsi, une pièce est tout entière dédiée aux «relations entre les humains», explique Andrea Jahn, et présente notamment la sculpture de Mel Chin Shape of a Lie (2005), une saisissante photographie de Téhéran de l’artiste iranienne Mitra Tabrizian (2006) ou encore une scène de guérilla urbaine peinte par Guillaume Bresson (2006), à la façon des tableaux de Nicolas Poussin. Une dernière pièce présente les œuvres au format démesuré, comme la fontaine de Su-Mei Tse ou l’installation lumineuse Nous sommes tous indésirables, de l’artiste espagnol Fernando Sánchez Castillo.
J’ai été très surprise de découvrir la portée internationale de la collection du Mudam
Au Mudam, «on est vraiment parti d’une page blanche, note Marie-Noëlle Farcy. Notre volet de l’exposition est très différent, car tout y est mélangé. L’idée, c’est qu’une pièce en amène une autre, en opérant un aller-retour constant entre les collections du Saarlandmuseum et du Mudam. Comme un jeu de piste ou un rébus, on peut créer beaucoup d’associations, mais chacune débouche sur sa propre constellation d’œuvres.»
La galerie Ouest est ainsi dédiée au corps, avec, par exemple, une photographie grand format signée Nan Goldin qui fait face aux sculptures en mouvement d’Alexander Archipenko, artiste phare de la Moderne Galerie, tandis que la galerie Est tourne autour des formes géométriques et élémentaires, «qui font appel à l’idée de modernité», précise la commissaire. L’idée globale est de déambuler dans un espace ouvert. «Même s’il y a un fil directeur, on invite le visiteur à la digression.» Et l’on aimerait s’y perdre…
«Face à face. Dialogue entre deux collections», Jusqu’au 2 avril 2023. Mudam – Luxembourg. Jusqu’au 17 mars 2023. Moderne Galerie – Sarrebruck.