La Biennale d’architecture donne pour la première fois la parole à tout un continent, l’Afrique, pour un avenir plus respirable, «décarboné et décolonisé».
L’Afrique, théâtre de l’urbanisation la plus rapide au monde, est au centre de la Biennale d’architecture de Venise, qui explore l’impact persistant (mais pas que) de la colonisation subie par ce continent sur son développement. Mounir Ayoub, un architecte tunisien quadragénaire établi à Genève, s’est ainsi intéressé au phénomène de sédentarisation forcée qui a marqué son pays de naissance dans la foulée de la colonisation française.
Avant d’être colonisée par la France en 1881, «la Tunisie était un pays à population à majorité nomade», avec 600 000 individus concernés pour seulement 400 000 sédentaires, rappelle-t-il dans un entretien à l’ex-Arsenal de Venise, où il présente un ensemble de photos, documents et autres vidéos à la Biennale, qui a ouvert ses portes il y a une semaine et demie, et s’étale jusqu’au 26 novembre.
«La France a alors créé des villes nouvelles avec des oasis où l’on extrait l’eau profondément dans le désert pour sédentariser les nomades, les contrôler en fait, commencer à mettre des frontières», explique-t-il. Cette politique s’est poursuivie après l’indépendance en 1956, déplore l’architecte devant une carte du désert reprenant tous les toponymes de ces zones fourmillant autrefois de vie.
«Le désert n’était pas vide : c’était un écosystème richissime avec une culture gigantesque. Il était peuplé, c’était un lieu de civilisation immense et là, il ne reste quasiment plus rien», constate-t-il avec amertume, et ce «alors que toute la civilisation arabe vient du désert et du nomadisme, c’est dramatique!»
La sédentarisation, une perte culturelle
Les années 1970-80 marquent la sédentarisation définitive des nomades tunisiens, une perte culturelle, mais pas seulement, car le nomadisme a «un impact minime sur l’environnement» par rapport au mode vie sédentaire, s’extasie Mounir Ayoub en montrant du doigt une tente nomade. «C’est de l’architecture organique au premier sens du terme : les chèvres, les moutons et les chameaux fournissent des poils qui sont tissés pour faire des tentes.»
Selon une étude de la Banque africaine de développement publiée fin avril, le nombre de villes en Afrique a doublé depuis 1990 et leur population cumulée a augmenté de 500 millions de personnes. «Fortes d’une population particulièrement jeune, les villes d’Afrique sont celles qui connaissent la croissance la plus rapide au monde», souligne-t-elle. Une croissance urbaine et économique qui s’est faite aux dépens des espaces naturels, le désert tunisien donc, mais aussi les forêts.
«La forêt du Congo, d’où je viens, est la deuxième la plus importante et est assez intéressante en termes de décarbonation sur la ligne équatoriale», estime ainsi Sammy Baloji, un artiste photographe natif de Lubumbashi (République démocratique du Congo) et auteur du projet «Débris de l’Histoire, enjeux de Mémoire».
«J’ai voulu étudier toute cette activité humaine dont est issu le réchauffement climatique, à travers la colonisation et la dévastation de cette végétation originelle», explique cet homme à la voix douce qui a rassemblé notamment des photos et anciennes revues.
«De nouvelles visions pour l’avenir»
«La question n’est pas de remettre l’Afrique à son état pur», se défend-il. «Ce qui est intéressant, c’est d’observer ce qui a été fait jusque-là : est-ce que ça a été fait en prenant en compte les populations locales, leurs connaissances? Ou est-ce que ça a été une dévastation de ce système-là pour imposer un autre système?», interroge-t-il.
Des questions au cœur de la réflexion que la commissaire de la Biennale, la Ghanéo-Écossaise Lesley Lokko, a voulu placer au centre de son projet, intitulé «Le laboratoire du futur» et pour lequel elle a invité à contribuer 89 participants, dont plus de la moitié viennent d’Afrique ou de la diaspora africaine. «Nous examinons les aspects les plus douloureux du passé et nous utilisons ce traumatisme et cette vulnérabilité autour de questions comme l’identité, les migrations, l’hybridité…».
Elle poursuit : «Ce sont en général des thèmes, des interrogations que les architectes n’affrontent pas. Là, ils nourrissent de nouvelles visions pour l’avenir», observe Lesley Lokko. «Notre relation avec l’environnement est d’ordre culturel, pas seulement scientifique ou commercial avec le but de coloniser ou d’exploiter quelque chose», conclut-elle. «C’est le travail de tout architecte d’étudier le passé pour projeter une idée du futur.»
Biennale d’architecture de Venise 2023
Jusqu’au 26 novembre.
www.labiennale.org
Le Luxembourg, les pieds sur terre et la tête dans l’espace
Inauguré en présence de la Grande-Duchesse et de quelque 200 invités triés sur le volet, le pavillon luxembourgeois va dans le sens de la commissaire de la Biennale, Lesley Lokko, ravie que de «nouveaux territoires et nouvelles géographies» émergent de ce rendez-vous. Une 18e édition, en équilibre donc entre décolonisation et décarbonation, dans laquelle s’engouffrent Francelle Cane et Marija Maric, les deux curatrices porteuses du projet «Down to Earth», qui s’inscrit dans le champ des questionnements actuels sur l’enjeu des ressources et de leur exploitation.
Ainsi, la ministre de la Culture, Sam Tanson, s’est réjouie de cette «réflexion sur l’impact laissé par l’homme sur les territoires qu’il entend s’approprier, qu’ils soient terrestres ou spatiaux». Partant de la situation au Luxembourg et de sa place au cœur du développement du «space mining» (l’exploration des ressources minières de la Lune), le pavillon «offre une expérience immersive et une perspective critique» sur cette pratique, confient les deux curatrices.
Il se montre aussi fidèle à la thématique de la Biennale («Laboratory of the Future»), transformé en un véritable laboratoire lunaire, au sein d’une Sale d’Armi plongée dans l’obscurité.
Un sol désertique et des rochers apparents attirent l’attention sur l’existence peu connue de ces maquettes utilisées par de nombreuses institutions privées afin de tester différentes technologies d’extraction (notamment la reconnaissance d’obstacles par les robots). Cette délocalisation de l’exploitation des ressources d’une planète Terre épuisée vers ses coulisses «invisibles» appelle à une réflexion sur l’impact que pourrait avoir un tel changement sur notre manière d’appréhender les notions de territoire et de biens communs.
De quelle manière cette nouvelle course à l’espace, drapée dans les promesses utopiques d’une disponibilité infinie de ressources, émerge-t-elle de la logique du capitalisme et de ses effets environnementaux et sociaux destructeurs?
Comment la privatisation en cours de l’espace, qui voit les entreprises devenir les principaux acteurs de l’exploitation des ressources spatiales, affectera-t-elle le statut actuel des corps extraterrestres considérés comme «biens communs planétaires»?
Voilà certaines questions que soulève «Down to Earth», projet qui, appuyé par différents documents scientifiques et une vidéo, propose un autre regard sur la Lune afin de dépasser la perspective anthropocène actuelle.