Les plus de 3 500 machines d’argent illégales dans l’Horeca entretiennent l’addiction aux jeux d’argent. Le psychologue Hamadou Zarmakoye dénonce une absence de contrôles.
Dans les cafés, hôtels, supermarchés et restaurants du Grand-Duché, machines à sous et bornes de paris sportifs font partie du décor. Derrière l’éclat des écrans, un phénomène d’addiction sévit silencieusement.
Hamadou Zarmakoye, psychologue au Zenter fir exzessiivt Verhalen a Verhalenssucht (ZEV, centre pour les comportements excessifs et les addictions comportementales), explique que «le véritable danger, c’est l’accessibilité quasi totale».
Selon les chiffres de la Loterie nationale, environ 4 000 machines se trouvent aujourd’hui dans l’Horeca, dont les trois quarts seraient illégales. «Dès qu’on pousse la porte d’un café, le jeu est là. Un billet de cinq euros suffit pour se lancer. On commence alors juste pour essayer», raconte le spécialiste. «Cela peut suffire à déclencher une spirale pour les personnes vulnérables.»
Après ce premier «kick», la machine fait son travail. «C’est rapide, stimulant et surtout sans pause. Ce détail fait que le cerveau alterne entre dopamine lors d’un gain et cortisol lors d’une perte. Ce va-et-vient est l’essence même de l’addiction.»
Mais dès lors que les pertes arrivent et génèrent du cortisol, «les dépenses s’accumulent pour se refaire. Les personnes se ruinent alors sans s’en rendre compte». Une fois le pli pris, le déni est fréquent. «Beaucoup arrivent chez nous quand tout s’est effondré : dettes, perte d’emploi, tensions familiales…»
Au ZEV, la prise en charge repose alors sur de l’écoute. Le psychologue analyse l’histoire personnelle de son patient, il identifie les déclencheurs et essaye de mettre en place des mesures concrètes. «Une solution radicale mais efficace est de confier la gestion financière de la victime à un tiers», illustre Hamadou Zarmakoye.
Car tout n’est pas perdu : «Le cerveau peut se rééduquer, mais cela demande du temps.»
«Un enjeu de santé publique»
Le spécialiste observe depuis plusieurs années une augmentation du nombre de patients. «Les délais d’attente pour un premier rendez-vous atteignent désormais trois à quatre semaines», souligne-t-il.
Les profils sont variés, mais certains traits sont récurrents : des personnes isolées, souvent des travailleurs précaires, habitués des cafés, déjà fragilisés par l’alcool… Mais «personne n’est immunisé, cela peut arriver à tout le monde», alerte le psychologue.
Hamadou Zarmakoye martèle que cette prolifération «est devenue un enjeu de santé publique». Au-delà des individus, c’est donc l’environnement légal qui pose problème. C’est ce qu’ont dénoncé en octobre dernier les députés du LSAP Mars Di Bartolomeo et Dan Biancalana dans une question parlementaire.
Le second nommé pointe d’abord le fait que la loi date de 1977, un temps où les jeux en ligne, les paris sportifs et les bornes électroniques n’existaient pas. Interrogé par nos soins sur le sujet, le député déclare : «Le cadre actuel ne permet plus de répondre à la réalité du terrain.»
Dan Biancalana estime que l’expansion des machines illégales, l’absence de contrôles réguliers et l’imprécision autour du monopole public en matière de jeux d’argent ont laissé le secteur dériver.
Le LSAP demande une réforme profonde. Pour le parti, il est nécessaire de moderniser la loi en clarifiant les responsabilités de chacun. De manière concrète, il faudrait aussi accroître les contrôles dans l’Horeca et réfléchir sur le rôle de la Loterie nationale.
Le député souligne qu’un modèle indépendant, comme en France ou en Belgique, pourrait garantir une régulation plus cohérente. «On ne peut plus se contenter de tabler sur la seule responsabilité du joueur, comme s’il était un acteur toujours rationnel. Une addiction n’est pas maîtrisable par la seule volonté», argumente-t-il.
Le député-maire de Dudelange regrette également le manque d’engagement clair du ministère de la Santé. «C’est là où je suis un peu resté sur ma faim», déclare-t-il.
Selon lui, l’addiction au jeu devrait être reconnue officiellement comme un enjeu de santé publique, avec des politiques de prévention comparables à celles sur l’alcool ou le tabac. «Tant qu’on ne nomme pas le problème, on ne peut pas le traiter», conclut le député.
Une interdiction totale, au moins aux mineurs
Sur le terrain, Hamadou Zarmakoye partage ce constat et va même plus loin. Il prône l’interdiction totale des machines d’argent dans les bars et restaurants. Pour lui, seul un déplacement vers un espace «contrôlé», comme l’est un casino, permettrait d’assurer la sécurité des joueurs.
«Dans un café, il n’y a ni surveillance ni personnel formé, et l’alcool abaisse les barrières psychologiques. Au casino, un joueur en difficulté peut être repéré et aidé.»
Un autre enjeu majeur est celui de la jeunesse. «Un adolescent qui voit régulièrement des adultes jouer dans un bar intègre ce comportement comme normal.» Le cerveau de l’adolescent, encore en développement, est en forte recherche de dopamine, ce que procure un «kick».
Côté politique, le député socialiste partage cette inquiétude, «l’exposition précoce est le meilleur moyen de créer la banalisation.»
Un projet de loi, d’ici la fin de l’année
Dans une question parlementaire posée le 13 novembre, Dan Biancalana alerte sur l’absence de mesures consacrées à la ludopathie dans le plan Drogendësch 2.0. Il demande au gouvernement s’il va intégrer les addictions comportementales à sa stratégie, renforcer la protection des mineurs et étudier des outils comme un système national d’autoexclusion par la personne dépendante.
Le député est conscient que les machines illégales représentent une source de revenus non négligeable pour les établissements de l’Horeca. Il regrette surtout un manque de clarification légale et «la zone grise» permettant l’expansion de ces bornes de jeux.
«La ministre de la justice s’est engagée à déposer une nouvelle loi d’ici la fin de l’année», indique Dan Biancalana. Le LSAP attend ce texte «avec vigilance», espérant qu’il intégrera non seulement les dimensions juridiques et économiques, mais aussi la dimension sanitaire défendue par les professionnels de terrain.
En attendant, les machines continuent de clignoter dans les cafés et Hamadou Zarmakoye continue de recevoir des personnes dont le quotidien ne se concentre plus que sur la recherche de shots d’adrénaline. Il résume que «le danger, ce n’est pas que la première mise, c’est de croire que l’on maîtrise».