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Jean-Claude Juncker : «Nous n’avons plus d’influence et nous devons la récupérer»


(Photo : archives/alain rischard)

Ancien Premier ministre et ancien président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker admet à contrecœur que l’Europe doit se réarmer. Il reconnaît avoir été trop naïf, refusant de croire à une attaque russe en Ukraine.

Vous avez déclaré vous être lourdement trompé sur Poutine. À quel moment avez-vous cessé de faire confiance au président russe, que vous connaissez bien ?

Jean-Claude Juncker : J’ai eu un premier doute lorsqu’il a annexé la Crimée, ce qui était la première violation des frontières internationales telles qu’elles existaient depuis des décennies. À ce moment-là, après avoir fait état de mon mécontentement, d’autres éléments se sont ajoutés dans le contentieux russo-européen et avant tout l’attaque militaire contre l’Ukraine, État indépendant, dont la Russie, depuis 1994, était le garant de l’inviolabilité de ses frontières.

Il y a eu un accord dit de Budapest où, après le transfert des armes nucléaires de l’Ukraine vers la Russie, la Russie a juré de toutes les façons possibles qu’elle respecterait la souveraineté de l’Ukraine et donc l’inviolabilité de ses frontières. J’avais comme un très léger doute lorsque, à la conférence de Munich de 2007, il a accusé l’Occident de tous les maux et condamné l’élargissement de l’OTAN, à ses yeux dangereux pour la Russie. Mais à l’époque, nous avons pensé, à tort, que c’était un geste, un élément de discours intrarusse. À partir de là, il a lentement mais sûrement changé de discours.

Poutine a éliminé ses opposants, la journaliste Anna Politkovskaïa en 2006, l’avocat Sergueï Magnitski en 2009, bien avant l’annexion de la Crimée. Les États-Unis ont réagi par des sanctions, pas les Européens…

Je suis de ceux qui, aujourd’hui, sont accusés d’avoir été naïfs à l’égard de la Russie. C’est probablement vrai, mais si en 2006, 2007, 2008, les dirigeants politiques de l’Union européenne avaient décrété sans prévenir que nos relations avec la Russie allaient dramatiquement changer, qu’on mettrait un terme à nos bonnes relations par méfiance à l’encontre de Poutine, que nous devrions nous réarmer, les places publiques et les rues en Europe, y compris au Luxembourg, auraient été noires de monde pour nous accuser de vouloir un retour à la guerre froide.

Les opinions publiques européennes n’étaient pas préparées à une rupture des relations avec la Russie. Si nous l’avions fait, nous aurions été accusés de ne pas nous diriger dans la direction de l’histoire européenne qui était apparue comme étant une donnée nouvelle de la sécurité en Europe. Donc, il est assez facile aujourd’hui de nous accuser de tous les maux. Nous n’avons pas été naïfs. Nous avons été attentifs aux réactions et aux réflexes des opinions publiques européennes.

Que dire de l’influence européenne aujourd’hui, alors que l’Europe est exclue des négociations qui réunissent Trump et Poutine ?

Nous avons toujours incité les États-Unis et ses présidents à négocier avec la Russie pour mettre un terme à cette guerre effroyable contre l’Ukraine. Tout le monde en Europe a dit que sans l’intervention diplomatique des États-Unis, il ne serait guère possible de mettre un terme à cette guerre sanguinaire qui se déroule sur le territoire ukrainien. Et donc, nous en sommes là. Les États-Unis s’en occupent aujourd’hui comme ils l’avaient fait hier, mais différemment.

L’administration Biden n’a pas épousé le point de vue russe, alors que l’administration Trump d’aujourd’hui donne l’impression d’avoir plus de compréhension pour les agissements russes que pour les instruments de défense de l’Ukraine qui ont été mis en place. C’est toute la différence. La Russie et les États-Unis donnent l’impression, surtout les États-Unis, de faire cause commune, raison pour laquelle, jusqu’à présent, ils ont éliminé l’Union européenne qui est directement concernée par ce qui se passe en Ukraine, de sorte que les Européens, n’étant pas autour de la table, risquent d’être au menu des négociations russo-américaines. Il n’y a plus de contacts diplomatiques entre la Russie et l’Union européenne. Ce que je regrette. Nous n’avons plus d’influence et nous devons la récupérer.

En réarmant l’Europe, vu que l’attitude de Donald Trump a changé la donne ?

Oui, parce que les États-Unis, manifestement, font semblant de pouvoir ignorer l’Europe. La décision des Européens de réarmer l’Europe pour devenir à terme une force militaire à prendre au sérieux par tous ceux qui s’attaqueraient à nous, fut une bonne décision. Je n’aime pas ce que je dis, parce qu’en 82-83, alors que j’étais membre du gouvernement, je faisais partie du mouvement de paix à Luxembourg et me voir plaider pour le réarmement de l’Europe me rend en fait malheureux.

Je suivais l’autre piste, la paix entre la Russie et l’Europe. Or, à la suite des agissements de Poutine, j’ai dû revoir ce scénario pacifique pour tomber dans un scénario qui fait que l’Europe aujourd’hui a un besoin urgent de se réarmer. Armement que nous avions corrigé vers le bas au cours des années 90, début des années 2000.

Comment imaginer, aujourd’hui, une future adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne et à l’OTAN ?

Je n’étais pas chaud pour accepter l’Ukraine à court terme comme membre de l’UE. La réalité politique en Ukraine ne lui permet pas aujourd’hui de devenir membre de l’UE, mais elle a une personnalité européenne et viendra le jour où l’Ukraine sera membre de l’UE. Il faut d’abord faire en sorte que l’Ukraine par rapport à la Russie se présente d’une façon autrement plus armée, militairement, qu’elle ne l’est aujourd’hui. Il ne faut pas donner l’impression que l’adhésion à l’UE fournira une garantie suffisante à l’Ukraine pour ce qui est de la sécurité.

L’OTAN est une chose différente. Mais là encore, il n’est pas concevable que l’Ukraine puisse devenir membre de l’OTAN alors qu’elle est en guerre avec la Russie. Parce que cela ferait entrer la Russie dans une guerre fratricide avec les forces de l’OTAN qui de toute façon sont supérieures aux possibilités militaires de la Russie. Il faut tout de même voir que l’UE et l’OTAN ont plus d’habitants que la seule Russie, qui n’a que 140 millions d’habitants.

S’imaginer un ensemble politique comme l’UE céder devant la pression militaire de 140 millions de Russes est un raisonnement erroné. Il faudra une solution diplomatique. D’ailleurs, il ne faut pas croire que lorsque la diplomatie échoue, il ne faut plus tenter de remettre en branle les instruments diplomatiques que nous avons à notre disposition. Nous, ça veut dire les États-Unis et l’Union européenne.

Vous préférez avoir un ton rassurant face à ceux qui craignent justement une menace russe en Europe ?

Oui, d’ailleurs, il y a déjà une menace russe. La Russie s’attaquant à l’Ukraine a montré qu’elle n’a aucune espèce de respect pour les frontières telles qu’elles existent. Je veux dire par là que j’ai une compréhension naissante pour l’inquiétude des Polonais et des pays baltes. Moi, j’avais toujours pensé que la Russie n’attaquerait jamais l’Ukraine. Je l’avais dit la veille de l’attaque russe contre l’Ukraine.

Et donc, je me tais dans mille langues lorsqu’il s’agit d’évaluer les risques d’attaque de la Russie contre les pays de l’OTAN. Mais je sais, pour les avoir pratiqués, que les Russes craignent l’OTAN, qui est largement supérieure sur tous les plans. Je reste tout de même méfiant à mon propre égard parce que je n’avais jamais pensé que la Russie attaquerait l’Ukraine. Mais je ne crois pas que la Russie puisse s’attaquer à l’OTAN sans mesurer les risques qu’elle encourrait.

Je me tais (…) lorsqu’il s’agit d’évaluer les risques d’attaque de la Russie contre les pays de l’OTAN

Il y a un allié de poids dans l’OTAN, un très vieux candidat à l’adhésion aussi, qui est la Turquie. Quel rôle peut-elle jouer dans le règlement du conflit entre la Russie et l’Ukraine ?

Il faut savoir que les pays qui devront lutter contre la violation du droit international par la Russie ne se limitent aux pays de l’Union européenne. Il faut voir que la Grande-Bretagne, sur ce point, est un allié précieux. Il faut voir que la Turquie est devant un choix définitif, décisif. Soit elle adopte le point de vue de la Russie, soit elle adopte le point de vue des démocraties de l’Europe occidentale.

Si elle adopte le point de vue des démocraties occidentales et si elle entame des réformes internes qui lui permettraient d’être plus présentable aux yeux des gouvernements et des opinions publiques européennes, elle aura tiré profit de ce conflit d’une façon qui lui permettra d’améliorer ses chances d’adhérer à l’Union européenne.

Le principe de l’unanimité en matière de politique étrangère européenne est-il enfin enterré ?

L’unanimité en matière de politique étrangère est un système qui nous laisse apparaître aux yeux des autres comme des nains diplomatiques. Il faut mettre un terme à cela, il faut passer dans plusieurs domaines de politique étrangère au vote à la majorité qualifiée. Il n’est plus possible qu’un seul pays, voire deux ou trois, bloque tout accent diplomatique de l’Union européenne en pouvant opposer son veto à une démarche commune avec laquelle serait d’accord la quasi-totalité des États membres de l’Union européenne.

Il y a dans le traité de Lisbonne ce qu’on appelle la clause passerelle qui permet au Conseil européen de décider à l’unanimité que dorénavant, dans certains domaines, l’Union européenne puisse décider en majorité qualifiée. Il ne faut pas un changement de traité. Il faut la volonté politique de tous pour le faire.

Nous évoquions l’influence de l’Europe. Elle s’essouffle également en Afrique au profit des Russes et des Chinois. Cela vous inquiète-t-il ?

Oui, mais c’est une question qui demande des réponses faites de nuances. Il faut tout faire pour éviter que le monde de demain devienne une affaire commune et exclusive des grandes puissances chinoise, russe et américaine. Il y a entre la Chine et l’Europe aujourd’hui des relations tendues, notamment pour ce qui est de la question des droits de l’homme et pour ce qui concerne les relations commerciales entre les deux blocs, la Chine et l’Union européenne.

Là encore, nous avons été un peu naïfs, parce que nous avons laissé faire la Chine à son goût et elle a réussi à faire entrer des entreprises chinoises sans limite aucune, y compris dans les secteurs stratégiques de l’industrie européenne en Europe, alors que les entreprises européennes avaient du mal à acquérir la majorité dans des groupes industriels chinois. C’est vrai notamment en matière sidérurgique, parce que la surproduction chinoise d’acier est le double de la production totale de l’Union européenne.

Ma Commission avait pris soin de mettre en place un certain nombre de barrières qui, d’ailleurs, lorsque je les ai proposées, n’ont pas trouvé le consentement spontané de tous les États membres, notamment ceux qui étaient les adeptes avérés du libre commerce mondial.

Depuis, ils ont heureusement changé d’avis. Il ne faudrait pas que nous suivions dans le détail la politique américaine à l’égard de la Chine. Nous sommes un ensemble politique indépendant de la volonté des autres tout en les respectant dans certaines limites, mais la politique européenne à l’égard de la Chine peut être différente de celle des États-Unis. D’ailleurs, les États-Unis s’apercevront que sans l’Europe, leur politique chinoise ne portera pas de conséquences.

Donc, il faut tout faire pour détruire ce triangle qui est en train de se mettre en place, Russie, Chine et États-Unis. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Obama, qui fut un ami, n’aurait jamais dû dire que la Russie était une puissance régionale. La Russie ne se conçoit pas comme un acteur régional, mais comme un acteur global et elle demande du respect pour cet acteur global. Personne ne dit aujourd’hui de la Chine qu’elle est une puissance régionale. Et donc, il faudra avoir avec la Russie un dialogue distinct de celui des États-Unis avec la Chine. Et donc, là encore se joue l’influence européenne. Nous devons pouvoir peser sur l’agissement des trois grands, dont la Russie fait partie, tout en n’étant pas aussi grande que les États-Unis et la Chine.

«Les opinions publiques européennes n'étaient pas préparées à une rupture des relations avec la Russie.» Photo : archives lq

Comment lutter contre la montée de l’extrême droite en Europe ?

Moi, je suis abattu par l’observation que je fais des réalités politiques naissantes dans l’Europe où l’extrême droite fait des progrès insoupçonnés il y a encore quelques années. Et donc, il faudra que les grands partis démocratiques européens, socialistes, démocrates chrétiens, libéraux et écolos, ne disent pas à peu près la même chose que ce que disent les forces d’extrême droite.

Si on suit le discours de l’extrême droite, tout en le nuançant, mais trop peu, nous deviendrons tous populistes. Il faut se mettre à travers le chemin des extrêmes droites et non pas les imiter. Nous n’avons pas vocation à devenir les épigones de l’extrême droite. Il faut dire le contraire de ce que dit l’extrême droite. Sinon, l’extrême droite va l’emporter de plus en plus.

Vous ne diriez plus aujourd’hui que l’Europe est une puissance mondiale qui s’ignore ?

L’Union européenne, très souvent, se conduit comme un nain en matière de politique internationale, alors que nous sommes le marché intérieur le plus grand et le plus développé qui existe à travers la planète. L’Union européenne a apporté la preuve qu’il est possible de faire la paix autrement que par les armes, ce qui ne cesse d’impressionner le reste du monde. Et donc nous avons des valeurs dont nous pouvons faire état. Nous avons un passé historique compliqué, mais nous avons rendu notre présent plus civilisé via la construction et l’intégration européennes. Donc, l’Europe n’est pas un continent faible, c’est le continent le plus riche, c’est le continent où la richesse est la mieux répartie, bien que des injustices parfois graves perdurent. Et nous avons su fusionner dans une seule monnaie unique. Je me rappelle des visites chez Clinton et d’autres qui s’amusaient lorsque je leur expliquais les tentatives européennes pour se procurer une monnaie unique.

Repères 

Chrétien-social. Jean-Claude Juncker, 70 ans, est membre du Parti chrétien-social depuis 1974.

Secrétaire d’État. Il est nommé en 1982, à 28 ans, secrétaire d’État au Travail et à la Sécurité sociale.

Ministre. En juin 1984, il est nommé ministre du Travail et ministre délégué au Budget, puis en juin 1989, ministre des Finances.

Premier ministre. À la suite du départ de Jacques Santer pour Bruxelles, il devient Premier ministre en 1995 et le restera jusqu’en 2013.

Président. Désigné candidat du Parti populaire européen en 2014, il prend la présidence de la Commission européenne en novembre de la même année et la garde jusqu’en 2019.