Le journaliste français Edwy Plenel, cofondateur et président de Mediapart, était à Luxembourg le 17 mars pour un débat sur le projet Zero Impunity dont le site d’information est partenaire. Nous l’avons interrogé à cette occasion sur le sens de l’engagement dans le journalisme.
Zero Impunity est un projet transmédia contre l’impunité des violences sexuelles dans les conflits armés. Porté par la société de production luxembourgeoise a_BAHN, il associe enquête journalistique, cinéma, art et engagement citoyen.Zero Impunity était au centre d’un débat réunissant plusieurs de ses acteurs, le 17 mars dernier à Luxembourg, dans le cadre du LuxFilmFest. La discussion était entre autres animée par Edwy Plenel.
L’engagement citoyen est au cœur du projet Zero Impunity dont Mediapart est partenaire. Les journalistes sont-ils encore dans leur rôle lorsqu’ils s’engagent activement dans un sujet dont ils doivent rendre compte?
Edwy Plenel : Pour moi, ce sont les origines du journalisme. Le journalisme n’est pas quelque chose qui est au-dessus de la société. Ce n’est faire carrière. Ce métier de journaliste est né d’un droit fondamental : le droit de savoir. De savoir tout ce qui est d’intérêt public. Nous sommes au service de ce droit-là. Nous sommes au cœur de la vitalité, de l’intensité de la vie démocratique. Ce n’est donc pas une contradiction : être engagé ne signifie pas ajouter une sorte de militantisme partisan à notre métier. C’est simplement considérer qu’il suppose ce lien avec le public, cette interactivité.
Cela ne signifie donc pas que le journaliste doive nécessairement prendre parti?
L’engagement n’est pas forcément partisan. On peut s’engager dans son métier. Je maintiens que le journalisme est une forme d’engagement démocratique. Je n’imagine pas qu’on soit un journaliste fasciste, je n’imagine pas qu’on soit un journaliste soutenant une dictature parce que dans ce cas l’on trahit son métier. Notre métier est de produire des informations d’intérêt public. La haine de l’autre n’est pas une information d’intérêt public. Le soutien à des régimes liberticides n’est pas le soutien de l’intérêt public.
Ce soutien à l’intérêt public fait-il aujourd’hui défaut et explique-t-il la défiance du public vis-à-vis des médias, comme l’exprime par exemple le mouvement des « gilets jaunes » en France?
Les médias, déstabilisés par la révolution numérique, ont oublié que leur métier c’est d’abord l’information et ont cédé à la course à l’audience et à l’opinion. Des figures ont désormais surgi qui n’existaient pas comme cela il y a 30 ans, c’est l’éditorialiste, le commentateur, le blablateur… Les journalistes de commentaire sont très souvent des journalistes de gouvernement qui soutiennent en clair les pouvoirs établis. Et le peuple n’est pas dupe de cela. Il s’aperçoit bien que les gens sont là pour défendre des idéologies, des a priori, des positions, au lieu de faire leur métier. Quelle est la réalité et la raison du succès de Mediapart : notre lectorat a plus de 150 000 abonnés et près de 4 millions de visiteurs uniques qui sont très divers. Ce sont des gens de sensibilités très différentes, mais toutes et tous viennent vers Mediapart parce qu’ils savent que Mediapart est utile et que nous n’allons pas leur asséner une opinion puisqu’ils ont le droit de tenir leur blog, de commenter et donc d’exprimer eux-mêmes leurs opinions. Nous leur demandons de nous juger d’abord sur l’utilité de nos informations. De nous juger sur la complexité, la loyauté, l’originalité de nos informations. Cela crée une relation vertueuse avec des gens qui se retrouvent sur une même information et qui en discutent ensuite. Après, certains vont bouger, changer d’opinion, de conviction. C’est cela un écosystème démocratique.
Vous parlez de complexité de l’information alors que la plupart des médias ont emboîté le pas à l’internet en livrant une information souvent simplifiée, superficielle…
Il ne faut pas être pris comme des lapins dans les phares par l’immédiateté technologique de la révolution numérique. Mais cette immédiateté peut aussi être une très bonne chose : elle permet de lancer des alertes, de partager des colères, des révoltes. C’est au cœur de beaucoup de mouvements citoyens. Mais pour nous, producteurs d’information, nous devons prendre le temps d’informer et une des qualités de Mediapart est que nous prenons le temps de perdre du temps pour y parvenir.
Et le public est-il lui aussi prêt à perdre du temps pour mieux s’informer?
Nous avons une démonstration : quand nous avons créé Mediapart en 2008, parmi les vulgates, en plus de la gratuité publicitaire, il y avait celle du flux continu. Tout devait être en flux continu. L’on affirmait aussi qu’il ne peut pas y avoir d’articles longs sur internet. Mediapart a démenti ces trois choses. Nous ne sommes pas dans la gratuité publicitaire et il faut faire l’effort de s’abonner pour nous lire. Deuxièmement, nous ne sommes pas dans le flux puisqu’il y a trois éditions par jour avec une hiérarchie de l’information. C’est un moment où l’on se pose comme avec un journal qui vous propose un menu à sa une. Enfin, nous avons surtout montré que sur internet il n’y a pas de contrainte de format et que l’on peut aussi écrire long. Cela n’empêche rien, au contraire les lecteurs lisent sur Mediapart des articles très longs, aussi longs que les articles d’une revue.
Vous dites aussi que le journaliste doit savoir penser contre soi-même…
Pensez contre soi-même est une vieille formule de Charles Péguy, reprise par Jean-Paul Sartre. Pour moi, c’est le défi du journalisme. Le journaliste doit être capable de trouver des informations qui ne rentrent pas dans le cadre automatique de ses opinions. Pensez contre soi-même, est un travail collectif, ce qui veut dire que le journalisme n’est pas une aventure personnelle, individuelle, solitaire. Votre collègue et celui qui travaille avec vous est votre premier correcteur. C’est à l’exigence du collectif qu’il faut veiller dans le journalisme. C’est un travail d’atelier.
Entretien réalisé par Fabien Grasser