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[Interview] Dominique Potier: «Une mondialisation respectueuse est possible»


Dominique Potier intervenant à l'Assemblée nationale française, le 8 novembre 2017. (Photo: Assemblée nationale)

Le député de Meurthe-et-Moselle Dominique Potier est à l’origine de la loi française de 2017 sur le devoir de vigilance des multinationales. Il a expliqué l’intérêt et le fonctionnement de ce texte lors d’un débat pour les élections européennes, à Remerschen, vendredi.

En mars 2017, la France s’est dotée d’une loi relative «au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre». Ce texte responsabilise les maisons mères des multinationales sur les mauvaises pratiques de leurs filières et sous-traitants étrangers. Concrètement, un grand groupe dont le siège est établi en France peut désormais y être poursuivi si l’une de ses filiales située par exemple en Afrique ne respecte pas les lois sociales ou détériore l’environnement.

Ce texte avait été porté par Dominique Potier, député socialiste de la 5e circonscription de Meurthe-et-Moselle. Vendredi, l’élu français était à Remerschen pour introduire un débat sur le devoir de vigilance des multinationales, dans le cadre d’un débat opposant des candidats luxembourgeois, français et allemands aux élections européennes du 26 mai .

Le sujet mobilise également au Luxembourg,  13 organisations de la société civile luxembourgeoise ayant créé, début 2018, une «Initiative pour un devoir de vigilance au Luxembourg», plaidant pour l’adoption d’une législation équivalente au Grand-Duché. Dans un entretien avec Le Quotidien, Dominique Potier explique en quoi une telle loi peut, selon lui,  mener le fonctionnement de l’économie vers d’avantage d’éthique.

Comment est née l’idée de créer une loi sur le devoir de vigilance des multinationales?

Dominique Potier : Le projet est né en 2012 et il est le fruit d’un travail commun. Nous avons d’abord commencé à travailler avec des ONG, puis des syndicats nous ont rejoints et finalement des universitaires. Nous avons lutté ensemble pour réformer le modèle économique. Je pense qu’une des causes des malheurs observés dans le monde vient de la séparation juridique entre les maisons mères et leurs filiales. Cela génère de l’irresponsabilité éthique, par rapport tant aux droits humains qu’à l’environnement.

Ces problèmes ne sont pas neufs. Pourquoi maintenant?

Il y a une accélération des prises de conscience par rapport à la mondialisation. On assiste aussi à la naissance de superpuissances économiques, des multinationales, dont le pouvoir de décision est de plus en plus important. La société civile prend conscience de ce problème et s’est mobilisée pour de nouveaux droits.

Des droits dont tout le monde ne veut pas. Vous avez bataillé quatre ans pour y arriver et fait face à un lobbying intense. Qui faisait pression et qui était visé?

Ce sont les multinationales qui faisaient pression sur le gouvernement français comme elles font aujourd’hui pression sur la Commission européenne pour essayer de limiter son action dans ce domaine.

Mais en France, la loi est passée quand même…

Oui. Pour ce qui de la prise de conscience, il y a un drame qui a fait date : celui du Rana Plaza au Bangladesh qui est, après Bhopal, le deuxième plus grand accident industriel. Les consommateurs européens ont été choqués de voir les noms des marques de leurs vêtements liés à cet accident. Il faut savoir qu’il y a moins de dix centimes de différence dans le coût de production d’un tee-shirt fabriqué dans des conditions légales et celui qui l’est de façon illégale. Pour un jean, c’est 5 euros. C’est minime et montre qu’une mondialisation respectueuse de l’environnement et des droits humains est possible.

À condition que les entreprises jouent le jeu.

Si on veut que les eaux textiles soient traitées et si on veut que les enfants en âge d’aller à l’école ne soient pas esclaves sur des chaînes de production, il faut accepter d’avoir un juge qui puisse condamner la maison mère pour son absence de vigilance sur sa chaîne de production. Cette loi crée un plan de vigilance pour les multinationales. La maison mère doit se doter d’un plan qui identifie les risques. Ils ne sont pas les mêmes dans la production d’un téléphone, d’un jean ou d’un bien alimentaire. Une fois les risques identifiés, elle doit détailler les mesures de vigilance qui vont être mises en œuvre afin de les réduire.

Des secouristes s'activent dans les décombres du Rana Plaza où 381 ouvrières er ouvriers sont morts en avril 2013. Cet accident a accéléré la prise de conscience, affirme Dominique Potier. .(AP Photo/Wong Maye-E)

Des secouristes s’activent dans les décombres du Rana Plaza où 381 ouvrières er ouvriers sont morts en avril 2013. Cet accident a accéléré la prise de conscience, affirme Dominique Potier. (Photo: AP)

Et les entreprises y voient un intérêt?

La loi a été votée il y a deux ans. Il y a eu un an de mise en route en 2018 et, depuis quatre mois, elle est réellement effective. On observe qu’une partie des plans de vigilance est en cours de réalisation et qu’ils sont plutôt de bonne qualité. Il y a une partie plus médiocre, qui peut être améliorée. Il y a aussi des entreprises qui n’ont pas fait le travail du tout et qui sont hors la loi. Les prises de conscience varient suivant le secteur d’activité et le tempérament des dirigeants. Je crois cependant que la justice va très rapidement rappeler que ce n’est pas une option, mais une obligation.

Constatez-vous des différences sur l’accueil réservé à cette loi selon les secteurs?

Nous n’avons que quelques mois de recul et il est difficile d’identifier si des secteurs sont plus rétifs que d’autres. On peut néanmoins penser que le secteur le plus sensible a été celui de l’énergie, car il y a dans ce domaine des enjeux géopolitiques considérables. La grande distribution, pour sa part, est très intéressée, car elle fait face à un important enjeu d’image. Mais je ne cite jamais de marques, je ne veux pas être dans le name and shame.

Les réactions des entreprises diffèrent donc selon leurs intérêts. Qu’est-ce qui les incitera à s’engager dans le « droit chemin »?

Trois moteurs vont jouer. Le premier est la conscience des dirigeants. J’ai rencontré des cadres et des chefs d’entreprise extrêmement sensibles à ces questions. Le second élément est la motivation du marché : la société civile est de plus en plus sensible aux droits humains et à l’environnement. S’il y a un label clair qui indique que les entreprises respectent ces sujets, ça devient un facteur commercial. C’est vrai pour le consommateur et pour les collaborateurs. Personne n’a plus envie d’acheter des produits qui exposent la planète ou méprisent les droits humains. De la même manière, personne ne veut collaborer avec ces entreprises. Plus elles seront transparentes et claires sur ces aspects, plus ce sera favorable à leur compétitivité. Enfin, le troisième moteur, c’est la loi : sans elle, ça ne suffit pas, car il n’y a pas de l’éthique ou de l’enjeu commercial partout.

La menace de la sanction demeure donc incontournable…

Je viens du monde de l’entreprise et je crois profondément à sa force. Elle doit avoir un gouvernail éthique. Il ne suffira plus à l’avenir de hisser un fanion en proclamant qu’on est écolo et humaniste. Il faudra apporter des preuves. C’est aussi le rôle de la loi et de la puissance publique que d’accompagner l’entreprise dans ce virage. Cette loi est au rendez-vous de l’histoire et constitue un formidable champ d’innovation en faisant confiance à l’entreprise pour trouver les solutions par elle-même. Le monde de l’entreprise a la capacité de se réformer radicalement, d’être au rendez-vous de l’urgence climatique et de la paix.

Les mauvaises pratiques des entreprises sont-elles à ce point déstabilisatrices?

Chaque fois qu’on fabrique de l’injustice, de l’humiliation et de la misère au bout du monde, on prend rendez-vous avec la violence. Le principe qui doit nous guider est de ne pas faire à autrui ce que l’on ne veut pas qu’on nous fasse à nous-mêmes. Je ne pense pas que les Luxembourgeois veulent voir travailler leurs enfants dans des usines pour quelques centimes ou voir leurs rivières polluées. On est dans un monde définitivement interdépendant. Il n’y a pas plus de forteresse luxembourgeoise que française ou européenne.

Cela rejoint aussi la question des migrations qui ont notamment pour cause les mauvaises conditions économiques et sociales dont sont parfois responsables des multinationales dans les pays du Sud.

Par leurs choix, les entreprises et les consommateurs ne doivent pas encourager les mauvaises pratiques. Il faut évoluer vers des échanges plus équilibrés, justes, respectant la nature et l’homme. La loi sur le devoir de vigilance s’inscrit dans une perspective de codéveloppement et de réciprocité. Elle est profondément réaliste et humaniste et peut provoquer une refonte en profondeur du système économique. Elle accompagne la mondialisation en lui posant des limites.

Le 1er juin 2016, des militants d'ONG manifestent devant un hôtel de Luxembourg où sont réunis les actionnaires de ce groupe agroalimentaire, régulièrement accusé par la société civile d'atteintes aux droits humains et à l'environnement. (Photo: Hervé Montaigu)

Le 1er juin 2016, des militants d’ONG manifestent devant un hôtel de Luxembourg où sont réunis les actionnaires de Socfin, un groupe agroalimentaire luxembourgeois, régulièrement accusé par la société civile d’atteintes aux droits humains et à l’environnement. (Photo: Hervé Montaigu)

La responsabilité relève-t-elle des seules sociétés directement impliquées ou doit-elle s’étendre à d’autres acteurs, comme les banques qui les financent?

Il y a bien sûr une responsabilité du secteur bancaire quand il finance des activités non éthiques de multinationales. Les banques sont puissantes et je crois que plus on est puissant, plus on est responsable. C’est un principe de base. Le secteur bancaire se convertira à cette responsabilité sociale et environnementale ou il périra, j’en suis absolument convaincu. La génération qui vient est obsédée par les deux sens que prend aujourd’hui le mot humanité : celui de la personne humaine et celui de la maison commune, de la planète et du climat à sauver. Cette génération refusera la perversion des paradis fiscaux, la survalorisation de l’actionnariat et la finance à court terme. Il faut faire entrer ce système archaïque dans la modernité. La nouvelle génération choisira des modes de vie et des combats politiques qui tourneront le dos à ce capitalisme sans âme. Cela se fera par une transition tranquille ou alors ce sera violent. En tant que démocrate, je travaille à une transition tranquille.

En faisant notamment la promotion de la loi sur le devoir de vigilance dans d’autres pays européens. Lesquels sont prêts à suivre?

J’ai été à Amsterdam, Vienne et Berlin. Le 5 juillet, je serai à Madrid à l’invitation du parlement espagnol et j’irai également en Slovénie. En tout, une dizaine de déplacements sont prévus en Europe. Parmi les pays les plus avancés, il y a l’Espagne et l’Allemagne qui accélère son processus d’adhésion au devoir de vigilance. La France dispose de la loi la plus avancée sur ce sujet et elle suscite énormément d’intérêt. Pas une semaine ne se passe sans que je ne donne d’interview à des médias étrangers ou ne réponde à des doctorants au Brésil, à Shanghai ou ailleurs. Des syndicats européens sont également intéressés et le sujet figure désormais dans la plateforme politique de plusieurs mouvements et ONG.

Et l’Union européenne dans tout cela?

Mon premier souci est de conforter la loi dans son exercice en France, qu’elle s’y applique bien. En même temps, je veux la promouvoir à l’échelle mondiale et je rêve d’une directive européenne. Il y a donc deux perspectives avec des échelles de temps différentes : une directive européenne et un traité onusien. En une poignée d’années, on peut avoir la première. C’est une question de volonté politique. Je crois que dans la mondialisation la chance de l’Europe, c’est l’éthique, car nous n’aurons jamais les coûts de production les plus bas. L’atout de l’Europe, ce sera l’éthique sociale et environnementale, la personne et la maison commune. Pour ce qui est de l’ONU, ce sera plus compliqué compte tenu de la géopolitique mondiale. Cela peut se faire à l’échelle d’une décennie, mais il faut y travailler maintenant.

À terme, vous voulez que les mêmes règles s’imposent à tous?

Oui, car l’économie est un peu comme un fleuve. La force d’un fleuve est d’avoir des rives. Et la loi fixe des rives au fleuve et c’est cela qui fait le fleuve. La puissance même de l’entreprise et de l’économie est liée à ces limites fixées par la loi et par la force publique. S’il n’y a pas de rives, ce n’est plus un fleuve, c’est un marécage. Et je préfère le fleuve au marécage.

Entretien réalisé par Fabien Grasser