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[LuxFilmFest] Asghar Farhadi : «Il vaudrait mieux que l’héroïsme disparaisse»


Auteur majeur du cinéma iranien contemporain, Asghar Farhadi a présidé le jury officiel du dernier LuxFilmFest. Alors que son pays vit une période décisive, le cinéaste réfléchit à la fonction de son art et à la place de l’artiste et du citoyen.

Asghar Farhadi est formel : «Je ne pense pas que le cinéma ait un grand impact sur les gens.» Une petite provocation qu’il a lancée au public venu l’écouter, samedi, à la Cinémathèque. Car le maître iranien est connu pour mettre en scène des conflits familiaux desquels surgit une observation politique, un commentaire social. Une séparation (2011), son chef-d’œuvre absolu, lui a valu un Ours d’or à Berlin et un premier Oscar du meilleur film étranger – il en décrochera un autre avec Le Client (2017). Preuve que son cinéma a une pertinence indéniable et, donc, un impact.

Quelques mois après avoir été membre du jury de Vincent Lindon au festival de Cannes, Asghar Farhadi présidait le jury officiel de la 13e édition du LuxFilmFest, ravi de découvrir une «compétition extrêmement intéressante» qui a donné du fil à retordre à ses jurés. Et au dénouement surprenant : alors qu’on l’attendait plutôt sur Los reyes del mundo ou sur le film iranien World War III, le Grand Prix d’Asghar Farhadi et son jury est allé au film de «coming of age» costaricain Tengo sueños eléctricos, premier long métrage de Valentina Maurel, qui «plonge de la manière la plus profonde dans l’intimité, la beauté et la tragédie d’une famille» (lire encadré). Sans doute l’Iranien a-t-il vu des similitudes avec son œuvre, sur laquelle il médite pour Le Quotidien.

Mon idéal serait de réussir à rendre la caméra neutre

Dans vos films, les fictions font irruption dans le monde réel, qui n’est jamais tout blanc ou tout noir. Que révèle votre façon de filmer, caméra à la main, des différentes couches qui composent le monde ?

À mon sens, le plus important avec la caméra, c’est justement de faire en sorte qu’elle ne se remarque pas. Pour le metteur en scène, la caméra donne la possibilité de se mettre en avant, de rouler des mécaniques. Pas seulement la caméra, d’ailleurs, mais toute l’image. Voilà pourquoi, à chaque scène que je prépare, je me demande toujours ce que je vois et qu’est-ce qui fait que l’on sentirait la présence de la caméra. De même pour le cadre et la place de la caméra, la lumière et les mouvements. Selon tous ces paramètres, on peut rendre un personnage sympathique ou son parfait contraire. Mon idéal serait de réussir à rendre la caméra neutre. Je n’y suis pas encore parvenu, mais j’essaie de faire en sorte qu’elle ne prenne pas parti.

On reconnaît l’influence du néoréalisme italien comme de vos aînés iraniens dans votre cinéma, mais vous continuez de découvrir des films et des auteurs du patrimoine cinématographique mondial. Comment ces découvertes tardives influencent-elles votre travail ?

Dans chaque histoire, donc dans chaque film, il y a tous les grands thèmes. C’est la façon de les aborder qui met en lumière certains détails. Des thèmes comme le doute ou le mensonge existent dans tous mes films. Sans doute avais-je une passion inconsciente de parler de ces grandes questions; à mesure que j’en prends conscience, j’essaie de les assumer, mais aussi de les aborder sous différents angles.

Vous vous êtes exporté avec un film tourné en langue française – Le Passé (2013) – et un en espagnol – Everybody Knows (2018). Quelle influence sur votre style a eu le travail dans une nouvelle langue ?

Contrairement à ce que je pouvais croire, je me suis rendu compte que l’obstacle premier, ça n’était pas la langue. D’ailleurs, on comprend mieux un film en version originale, en lisant les sous-titres. Le véritable obstacle, c’était de capter des choses banales de la vie quotidienne : si ces choses-là sont fausses, tout est raté. On croit que le plus difficile, c’est de parler la langue dans laquelle on tourne, or, connaître la vie quotidienne des individus qui vivent à l’endroit où je tourne me semble bien plus important. Avec Everybody Knows, j’ai dû écouter la musique espagnole comme un Espagnol.

Cette période est la plus importante depuis 40 ans pour tous les Iraniens

L’Iran est entré il y a quelques mois dans une période décisive. Vous avez vu des cinéastes, collègues et amis se faire arrêter et emprisonner. Est-ce le moment, plus que jamais, de souligner le rôle social et politique de l’artiste ?

Je ne le vois pas comme ça : il n’est pas uniquement question des artistes, ce qui se passe les dépasse largement. Il me semble que cette période est la plus importante depuis 40 ans pour tous les Iraniens : il y a une mue dans la société, qui aura un très grand impact sur les écrits. Ce pays est en train de changer, et cela déclenche une grande émotion. Depuis quelques mois, la question, pour les artistes, est de savoir comment aborder cela. Et pas seulement à travers le cinéma, mais comme citoyen. En tant qu’amoureux de ce pays et de cette culture, dans quelle mesure peut-on aider ce mouvement?

Votre dernier film s’appelle Un héros (2021) et, bien que le protagoniste n’en soit pas un, vous y questionnez la différence entre ce qui est juste et socialement acceptable. Pour vous, qu’est-ce qu’un héros et est-il possible d’en devenir un aujourd’hui ?

Mon problème avec le mot de héros, c’est que, lorsqu’on fait de quelqu’un un héros, on le prend immédiatement pour un modèle, pour quelqu’un d’exemplaire et qui n’a pas le droit à l’erreur. Beaucoup d’écrivains, cinéastes et artistes ont la capacité de voir plus loin que leurs œuvres; ça reste rare, surtout de nos jours, mais ça ne fait pas d’eux des héros. Faire de quelqu’un un héros est gratifiant, mais il faut garder en tête qu’il y aura toujours une chute. Je me dis que ce n’est pas plus mal car, finalement, ce processus annule la notion même de héros. À vouloir fabriquer des héros, on perdrait la notion d’individu. Alors, je me dis qu’il vaudrait mieux que l’héroïsme disparaisse et que chaque individu reste son propre héros.

Le palmarès complet

Grand Prix

Tengo sueños eléctricos, de Valentina Maurel (Belgique / France / Costa Rica)

Prix du documentaire

De Humani Corporis Fabrica, de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor (France / États-Unis / Suisse)

Mention spéciale : Nous, étudiants!, de Rafiki Fariala (République centrafricaine / France / République démocratique du Congo)

Prix international de la critique Fipresci

World War III, de Houman Seyyedi (Iran)

Prix 2030 Award

Los reyes del mundo, de Laura Mora Ortega (Colombie / Luxembourg / Mexique / France / Norvège)

Prix du public

The Quiet Girl, de Colm Bairéad (Irlande)

Prix du jury jeune

World War III, de Houman Seyyedi (Iran)

Prix du jury scolaire

Totem, de Sander Burger (Pays-Bas / Luxembourg / Allemagne)

Prix du jury enfants

Totem, de Sander Burger (Pays-Bas / Luxembourg / Allemagne)

Prix de la meilleure expérience immersive

All That Remains, de Craig Quintero (Taïwan)

Mention spéciale : Container, de Meghna Singh et Simon Wood (Afrique du Sud)