Créateur de génie à qui l’on doit notamment l’extraordinaire Gaston Lagaffe, André Franquin se raconte à nouveau dans une superbe réédition d’un livre sorti en 1986. M’enfin!
Sur un bandeau rouge, l’annonce : «Le livre culte enfin réédité!». Trente-six ans pour une réédition. Une longue attente… Mais voici enfin l’objet, le livre, un pavé XXL. Un joli titre : Et Franquin créa la gaffe, pour le texte au long cours et la transcription de 34 heures d’entretiens enregistrés en 1985 entre André Franquin, grand maître de la BD du XXe siècle, et Numa Sadoul, romancier, essayiste, féru de théâtre et d’opéra, et un des docteurs les plus fameux de ce 9e art qui s’est aussi entretenu avec Hergé, Mœbius, Uderzo ou Jean Giraud.
«C’est la transcription de longs entretiens que nous avons eus, Franquin et moi, commente Numa Sadoul. Nous étions comme deux vieux amis, nous échangions, il arrivait que nous nous engueulions aussi…» Trente-six ans de patience donc pour une réédition d’un livre épuisé au bout d’un an – «une attente indépendante de mon fait», tient à préciser l’auteur.
Par rapport à la version originelle, ne reste que le texte de l’entretien. La mise en pages et l’iconographie sont entièrement nouvelles, avec même des documents et des planches inédits sortis de la collection personnelle du dessinateur.
Stricte liberté de pensée, tolérance, non-conformisme
En ouverture, une précision de Numa Sadoul : «Ce que j’ai cherché à mettre en lumière, c’est l’homme, au moins autant que l’auteur. Celui que les lecteurs connaissent moins, mais qui transparaît entre les cases de son œuvre : la stricte liberté de pensée, la tolérance, le non-conformisme, mais toujours soucieux du respect d’autrui. Il ne veut rien improviser, il n’aime pas choquer, il ne provoque pas, du moins pas consciemment. Il essaie seulement d’être André Franquin parmi ses semblables, qu’il souhaiterait parfois moins durs (…) Qu’on lui foute la paix, c’est sa règle de vie, mais qu’on la foute aussi aux autres, car les malheurs de ses contemporains ne le laissent pas de marbre.»
Première question de Numa Sadoul : «Faisais-tu, comme tout un chacun, des bandes dessinées dans les marges de tes cahiers d’écolier?» Réponse de Franquin : «Pas du tout. Je n’ai jamais fait de bande dessinée avant de devenir un « professionnel ». Je suis arrivé chez mon éditeur, Charles Dupuis, en n’ayant jamais pratiqué, sauf peut-être deux ou trois images d’essai avant d’attaquer Spirou.»
André Franquin est né en janvier 1924 à Etterbeek (région de Bruxelles-Capitale). Enfant et adolescent, il lisait des BD américaines (Mickey, Robinson, Hop-là!) et aussi le Tintin d’Hergé ou encore L’Os à moelle des débuts, «qui n’était guère illustré, précise-t-il, mais qui a joué son rôle dans ma « formation »».
On lit encore : «J’avais des jours favoris, où paraissaient mes journaux favoris. Comme je rentrais du collège à pied, je dévorais mon journal du jour pendant tout le parcours, et le trajet jusqu’à la maison était généralement assez long.»
Au temps de la jeunesse, il lui arrivait de «croquer des scènes et de faire des caricatures de mon entourage. Au collège, je dessinais un peu pendant les cours. Mais de toute façon, je savais que je serais dessinateur». Au grand dam de son père qui le voyait ingénieur agronome.
«Un héros dont on ne voudrait pas tellement il serait minable»
Les débuts dans la BD datent de 1945. Il côtoie alors Morris, le futur créateur de Lucky Luke. Un an plus tard, il dessine Spirou et Fantasio. Un séjour aux États-Unis, suivi d’un retour à Bruxelles, il donne ensuite un nouveau souffle, toujours à Spirou et Fantasio.
Brouille avec l’éditeur Dupuis, création de l’atelier Franquin, les personnages font la farandole : Spirou, Fantasio, Modeste, Pompon, le Marsupilami… Et en 1957, André Franquin créa Lagaffe, Gaston de son prénom.
Aveu de Franquin à la question : «Comment la série a-t-elle débuté?» : «Je ne sais plus comment l’idée m’est venue… Le rédacteur en chef de l’époque était ouvert à toutes les suggestions. Un jour, je suis allé le trouver en lui disant qu’il serait peut-être amusant d’essayer dans le journal un personnage qui ne figurerait pas dans une bande dessinée parce que, contrairement aux héros, il n’aurait aucune qualité, il serait con, pas beau, pas fort : ce serait un « héros sans emploi », un héros dont on ne voudrait pas tellement il serait minable…»
Après s’être glissé chaque semaine dans le journal, Gaston Lagaffe s’est retrouvé dans un premier album en 1960. À ce jour, l’employé de bureau le plus célèbre du monde se balade dans une vingtaine d’albums. Il y a des gaffes, des inventions, une victime idéale (Prunelle), une philosophie de vie… Une poésie extra-cosmique, aussi.
Mais voilà, l’histoire n’est pas toujours belle : au printemps passé, les éditions Dupuis annonçaient le retour de Gaston Lagaffe dans un nouvel album dessiné par Delaf. Sur plainte de la fille du créateur du personnage, la justice belge en a suspendu la parution. Décédé le 5 janvier 1997, André Franquin a toujours dit son opposition à un Gaston Lagaffe en vie après lui. M’enfin!
Et Franquin créa la gaffe,
de Numa Sadoul et André Franquin.
Glénat.
Joue-la comme Gaston!
Antihéros par excellence et roi incontesté de la gaffe né sous le crayon d’André Franquin en 1957, Gaston Lagaffe est l’héritier direct du beatnik américain honoré dans On the Road, le livre culte de Jack Kerouac publié la même année.
Chez Kerouac puis chez Franquin, le personnage est pacifiste, refuse de travailler, aime le jazz et la vie de bohème, a abandonné la cravate pour les cheveux longs, le jeans, le col roulé et sandales. Il est cool et aura deux héritiers fameux : le Grand Duduche de Cabu et The Big Lebowski, héros du film du même nom des frères Joel et Ethan Coen. Alors, pourquoi ne pas la jouer comme Gaston?
Pour ce faire, il suffit de se mettre dans les mots de Jean-François Marmion. Après avoir dirigé le remarqué Psychologie de la connerie (2018), il dévoile là un livre déjà indispensable : Gaston Lagaffe. Ses 31 secrets pour résister à la pression. En introduction, l’auteur rappelle le portrait d’«un certain Gaston», escogriffe «de plus en plus débraillé, oisif et avachi, incapable de se tenir droit, qui fume, bricole sa moto, joue au flipper ou au bilboquet, trouve le moyen d’incendier un extincteur et explique à Spirou qu’il a été engagé au journal par il ne sait plus qui pour il ne sait plus quoi».
Du scénario du pire à la procrastination sélective
Voilà un lascar qui, apparemment, «croyait tout de même être embauché comme « héros »»… Par la magie de son créateur, il deviendra un «héros sans emploi»… Ce qui lui permettra de mettre au point, en toute innocence, un véritable vade-mecum de la zénitude.
«La pression, la dépression? Pas pour lui. La répression, à peine : on le gronde, on le tance, mais il ne sera viré qu’une fois, après avoir introduit dans les locaux de la rédaction une vache. Il sera repris aussitôt», note Jean-François Marmion. Il ajoute : «Explique-toi, oracle des temps désenchantés, nous t’écoutons! Nous buvons tes paroles, ô Gaston! Ô… Oh! Eh! Euh… Gaston? Chut… Il dort… Abordons la question qui s’impose : la pression, c’est quoi?».
Et nous voilà embarqués dans ce mal qu’est le stress. En 31 leçons sont évoqués et analysés le scénario du pire, le rééquilibrage du biais de négativité, la médiation de pleine conscience, la procrastination sélective ou le sentiment d’efficacité personnelle (ce qui fait dire à notre antihéros dans une pub pour inciter à prendre le bus : «Je suis seul à pouvoir conduire d’un œil tout en lisant de la BD de l’autre. Et il faut le faire, car le volant est gênant…».
Copain vraisemblable de Gaston Lagaffe, Andy Warhol a dit un jour : «Les gens laissent parfois le même problème les rendre malheureux pendant des années, alors qu’ils pourraient juste se dire : « et alors? »» Il aurait pu ajouter : joue-la comme Gaston!.
Gaston Lagaffe. Ses 31 secrets pour résister à la pression,
de Jean-François Marmion.
Éditions de l’Opportun / L’Étudiant.