Troisième au box-office national, Hors d’haleine, premier film d’Eric Lamhène, suscite la curiosité. Mieux, frontalement, il lève le voile sur un sujet trop souvent pris à la légère : les violences faites aux femmes au Luxembourg.
Coproducteur du film avec un partenaire belge (Artémis), Samsa n’a pas encore un chiffre précis à donner, préférant l’estimation : Hors d’haleine, sorti le 13 novembre et toujours en salle, compte déjà «plusieurs milliers d’entrées».
Avec cette histoire qui colle de près Emma, qui trouve refuge dans un foyer pour femmes en détresse, Eric Lamhène (et sa coautrice Rae Lyn Lee) raconte la réalité d’une violence qui n’épargne aucun pays, Luxembourg compris.
Patiemment construit auprès des maisons d’accueil, de leurs résidentes et de leurs professionnel(le)s, attaché à être le plus honnête possible, son premier long métrage évite le pathos, célébrant l’amitié, la solidarité, l’espoir et le respect. Des valeurs qu’il est toujours bon de rappeler. Ça tombe bien, le réalisateur, connu pour son travail sur les séries (Routwäissgro, Capitani), a des choses à dire.
Cette semaine, au box-office luxembourgeois, Hors d’haleine se classe en troisième position. Cela vous surprend-il ?
Eric Lamhène : Oui, car ce n’est ni un film d’action ni une comédie. Cela dit, voilà des mois que l’on s’efforce de mettre en lumière ce film, notamment en travaillant avec des associations locales comme Femmes en détresse, Fondation Maison de la Porte ouverte, Foyer Sud Fraen an Nout…
Elles nous ont accueillis en 2017, lors des premières recherches, et nous suivent désormais à travers des projections spéciales qui permettent au public d’échanger avec ces spécialistes et de connaître où en est le Luxembourg en termes de violences domestiques.
Depuis sa sortie, il ne se passe pas un jour sans qu’il n’y ait un événement organisé autour de Hors d’haleine. Forcément, ça suscite de l’intérêt. Mais c’est ce que l’on voulait : créer quelque chose de l’ordre du social.
Le 25 novembre, vous avez même bénéficié d’une opération inédite au pays, « Take Over ». Les cinq salles de l’Utopia n’ont diffusé qu’un seul film : le vôtre…
Dans le cadre de la journée internationale contre les violences faites aux femmes, on voulait marquer le coup. Une fois l’accord donné par Kinepolis, on a organisé cinq séances, chacune espacée d’un quart d’heure. Puis on a réuni le public au restaurant Porta Nova pour une soirée de discussions autour de stands. C’était chouette : on a comptabilisé 600 personnes aux projections et cette initiative a aussi permis aux associations de mieux se connaître.
Et vous, comment avez-vous vécu ce marathon ?
(Il rit) C’était un peu stressant, car il fallait que je coure d’une salle à l’autre pour présenter le film ! Mais on a vécu un bon moment, ne serait-ce que par l’ambiance, positive de bout en bout, alors que l’on parle d’un sujet difficile. Il y avait dans l’air une forme de solidarité qui fait dire qu’ensemble on peut régler les problèmes.
Toute la soirée, vous avez été au contact du public. Quelles sont les réflexions que vous avez le plus entendues ?
En évoquant la violence psychologique et en la plaçant dans un milieu aisé, Hors d’haleine dit deux choses : la violence n’est pas que physique et ne prend pas seulement racine dans un contexte de pauvreté, de déracinement.
C’est ce qui a marqué le public. Certaines personnes sont venues me voir pour me dire que le film leur avait ouvert l’esprit, d’autres pour constater qu’elles avaient été témoins de ce type de violence, mais sans s’en apercevoir.
Oui, au Luxembourg, il y a un problème : on compte 1 057 interventions de la police par an, soit trois par jour. C’est énorme ! Il faut alors ouvrir le débat et créer du lien. Tout le monde est impliqué quand on montre la réalité telle qu’elle est.
Avec un tel sujet, la démarche d’Hors d’haleine est plus sociale qu’artistique, non ?
C’est artistique quand même (il rit). Mais oui, c’est un film qui a un but et soutient une cause : montrer au public ce qu’est la violence domestique et, surtout, raconter qui sont ces femmes et comment elles vivent la situation.
On fait trois pas en avant, puis deux en arrière, mais on avance !
Quel message aimeriez-vous faire passer avec votre film ?
(Il réfléchit) Mon souhait serait qu’une fois sortis de la salle, les gens pensent à la force de ces femmes et à cette résilience qui les anime et pensent : « nous vous voyons, vous n’êtes pas seules ».
Les droits des femmes progressent, mais reculent sur d’autres questions, comme l’avortement. Êtes-vous inquiet ?
Il faut rester positif. C’est certain, quand on voit un Trump ou d’autres arriver au pouvoir, on prend un coup sur la tête, mais le lendemain, il faut s’y remettre, poursuivre le combat. Si on reste pragmatique, en regardant ce qui s’est passé les soixante dernières années, on voit que le progrès est là.
C’est vrai, il est fragile, remis en question et lent : on fait trois pas en avant, puis deux en arrière, mais on avance ! Beaucoup pensent toujours qu’une femme est libre de ses choix, de disposer de son corps comme elle l’entend. Il faut soutenir ces idées et les défendre, tous ensemble.
Est-ce que les hommes se déplacent aussi pour votre film ?
C’est difficile de donner une proportion, mais disons qu’un quart des spectateurs sont des hommes. J’ai parfois pu entendre que Hors d’haleine est un film de femmes sur un sujet de femmes, ce qui ne pourrait être plus faux : il parle d’un sujet de société et, par extension, il touche tout le monde.
Ce sont ces femmes qui guident le film, par leur instinct, leurs émotions
La force de Hors d’haleine tient à cette volonté de rester au plus près de ces expériences de femmes. Était-ce nécessaire d’être authentique ?
C’était une grande source d’inquiétude. Imaginez : qu’est-ce qui se serait passé si les gens du milieu ou toutes ces femmes qui subissent des violences ne s’y reconnaissaient pas ? Il fallait sonner juste. On a été rassuré quand les premières réactions sont arrivées, quand des victimes ou des assistantes sociales nous ont dit : « ce qu’on voit, c’est la réalité ».
Comment y êtes-vous parvenu?
Déjà, en faisant appel à des actrices non professionnelles, ancrant l’histoire dans une réalité brute. Ensuite, en créant un espace sur le plateau dans lequel elles pouvaient s’exprimer librement. Ce sont elles qui guident le film, par leur instinct, leurs émotions. D’où cette authenticité, permise par un effort collectif et par ces femmes, devant et derrière la caméra.
Pourquoi avoir choisi la fiction et non le documentaire ?
Déjà, ça aurait été plus compliqué : pour les femmes qui vivent en foyer, le trauma psychologique est à vif. Je ne me voyais pas leur demander d’accepter d’être filmées, avec ce que ça implique aussi comme risque vis-à-vis de leur (ex)compagnon. Il aurait fallu flouter les visages, prendre un maximum de précautions…
Ensuite, d’un point de vue artistique, on voulait mettre le spectateur dans les pas de ces personnages, créer de l’empathie. À l’écran, chacune d’entre elles montre un des aspects de ce qu’est la violence, de comment on la traverse. Hors d’haleine cherche à donner l’image la plus complète de ce qu’est de vivre dans un foyer.
Vous avez réalisé le film avec Rae Lyn Lee. Était-ce important d’avoir son regard féminin sur la question ?
Ce qu’il faut déjà savoir, c’est que je travaille avec elle depuis 2009 et notre rencontre à la London Film School. La retrouver ici était logique. Son rôle est central et son regard est celui du film, par ses choix d’angles, de plans… Après, je dirais que j’ai une sensibilité naturelle pour les histoires au féminin.
Jeune, j’ai passé beaucoup de temps avec ma grand-mère, ma mère, ma tante et mes cousines. Pour finir, j’ai du mal avec cette idée qu’une femme serait plus disposée à parler de ses consœurs. Idem pour les hommes. Doit-on être homosexuel pour faire un film sur l’homosexualité? Il s’agit avant tout d’humanité, et avec de la bienveillance, on peut se comprendre. Ça va être cliché, mais oui, on ne fait tous qu’un (il rit).
Hors d’haleine est votre premier film. Comment avez-vous vécu cette expérience ?
Disons qu’aujourd’hui je sais comment faire un film! Je m’y suis préparé, mais quand ça arrive, on remarque que c’est autre chose. C’est un challenge et un travail d’équipe, à travers lequel on apprend tout le temps, et de tout le monde.
Vous travaillez actuellement sur une série criminelle, The Darkness. Est-ce le format qui vous correspond le mieux ?
Non, pas vraiment. Cette série est juste un long film découpé en huit épisodes! Et les deux personnages principaux restent des femmes…
Si demain vous avez l’occasion de réaliser un second film, sur quel sujet de société aimeriez-vous poser votre regard ?
Sûrement celui de l’extrême droite qui, au Luxembourg comme ailleurs en Europe, ne cesse de gagner en influence. Ça me fait peur de voir que ce sont de jeunes partis tournés vers un jeune électorat. Ça m’intéresserait de décortiquer cette problématique, et je ne suis pas le seul à vouloir le faire, loin de là!
Hors d’haleine, d’Eric Lamhène.
Actuellement sur les écrans.