Un an après l’entrée en vigueur de la loi contre le harcèlement au travail, l’ITM a vu les plaintes tripler, mais affirme que le sentiment de peur reste très fort chez les victimes.
Alors qu’il existait une convention interprofessionnelle sur le sujet depuis 2009, le gouvernement Bettel a voulu aller plus loin dans la lutte contre le harcèlement au travail, en introduisant des sanctions pénales pour les employeurs qui rechigneraient à prendre des mesures.
Un an après l’entrée en vigueur de ce nouveau texte, les choses ont-elles réellement changé? Le directeur de l’Inspection du travail et des mines (ITM), Marco Boly, dresse un bilan mitigé.
Comment le nombre de plaintes auprès de vos services a-t-il évolué ces derniers mois ?
Avec cette loi, le patronat craignait une vague d’abus d’employés susceptibles de dénoncer du harcèlement pour éviter un licenciement, tandis que les syndicats évoquaient un malaise généralisé et prédisaient une explosion des plaintes.
Au final, nous avons bien enregistré une hausse, puisque les plaintes ont triplé entre 2022 et 2023, tout comme les demandes d’information, mais l’avalanche attendue n’a pas eu lieu.
Quels effets avez-vous constatés suite à l’adoption de ces nouvelles règles ?
Il y a eu un choc dans les entreprises. Elles ont pris conscience de la nécessité de s’emparer du sujet. Quand on les contacte, elles sont toujours étonnées, mais rectifie le tir dans la plupart des cas.
La campagne lancée en parallèle de la loi a aussi servi à lever le voile sur ce thème, on parle beaucoup plus du harcèlement, et c’est utile à la prévention. Et puis, pour les grandes sociétés, c’est leur image qui est en jeu : elles n’ont aucun intérêt à laisser perdurer une telle situation. D’autant plus aujourd’hui, en pleine pénurie de main d’œuvre.
Les chiffres ne corroborent pas la réalité du terrain
Et du côté des victimes ?
Si on parle de la pertinence de cette loi, c’est-à-dire, est-ce qu’on capte vraiment toutes les personnes qui subissent du harcèlement? Je ne peux pas répondre. Certes, nous sommes face à des chiffres en augmentation, mais ils ne corroborent pas la réalité du terrain qu’on connaît bien.
On sait qu’il y a fréquemment du harcèlement dans le secteur de l’administratif, ou des banques et assurances, par exemple. Donc, notre conclusion, c’est que les victimes sont toujours dans la peur et la honte de parler.
Le problème dans ces cas, c’est que c’est parole contre parole, et qu’à un moment ou à un autre – surtout si ça arrive devant un tribunal – l’identité du plaignant est révélée.
Les victimes craignent alors d’être blâmées en public, et ça les décourage. C’est ce qui ressort de nos échanges avec les délégations du personnel notamment.
Dans les dossiers de harcèlement, la question de la perception représente-t-elle une difficulté ?
Évidemment, car nous sommes tous différents. Chacun a un «costume de nerfs» plus ou moins épais, et notre perception des choses dépend aussi de notre état moral, psychique, pas uniquement des paramètres du boulot.
La vie privée, sociale, familiale, compte dans notre sensibilité et le sentiment d’être mal traité ou mal considéré, voire harcelé. Cela constitue une difficulté supplémentaire pour établir s’il y a bien harcèlement ou pas.
Comment procèdent vos services pour démêler ces situations ?
Notre outil principal, ce sont les entretiens avec les gens. Nous avons des critères qui nous permettent de distinguer les abus de la part d’un collègue ou d’un manager d’une impression d’être mal compris chez un salarié.
Nous organisons toute une série d’interviews, avec la personne concernée, son employeur et les ressources humaines, pour se faire une image précise de ce qui se passe.
En général, on découvre que, même si les directives peuvent être mal formulées, cela relève malgré tout du pouvoir décisionnel du patron d’imposer certaines tâches ou missions à exécuter. On clôture ainsi beaucoup de dossiers de harcèlement supposé, qui ne sont finalement pas recevables.
Et même lorsqu’on estime que le harcèlement est caractérisé, il se peut que la Justice ne soit pas du même avis. C’est ce qui s’est produit l’an dernier, pour les deux seules plaintes – sur 116 reçues – que nous avons fait suivre au Parquet.
Celui-ci a jugé que les conditions n’étaient pas réunies pour pouvoir parler de harcèlement. Selon la consistance du dossier, c’est le Parquet qui décide d’engager ou pas des poursuites.
1 397
C’est le nombre de demandes d’informations sur le harcèlement reçues par l’ITM en 2023, soit plus de quatre par jour ouvrable. Un chiffre multiplié par trois en un an, puisque l’organisme avait enregistré 400 prises de contact pour ce motif en 2022. Sur ces 1 397 demandes, 116 ont débouché sur une plainte (contre 35 seulement en 2022).
Parmi ces plaintes, 31 ont engendré des recommandations à l’employeur, tandis que dans 83 dossiers, l’ITM a estimé qu’il n’y avait pas lieu de donner suite. Deux cas seulement ont été transmis au Parquet, sans qu’il y ait finalement de poursuites pénales.
HelpCenter de l’ITM, tél. (00352) 247-76100 ou mail, contact@itm.etat.lu
Pouvez-vous décrire la procédure prévue par la loi ?
Quand un cas potentiel de harcèlement nous est signalé – le premier contact se fait via le HelpCenter – la personne a un échange avec un agent pour décrire la situation et monter un dossier de preuves, qui peut déboucher sur une plainte.
Puis, nos experts analysent les pièces fournies et déterminent s’il s’agit d’un cas classique de subordination ou d’un réel abus.
Ils établissent aussi si l’employeur est informé, ce qui n’est pas le cas en général, mais il faut en passer par là. Toute entreprise doit disposer d’un canal interne pour dénoncer ces faits, et si le harceleur est le patron lui-même, alors on agit directement.
Nous menons une enquête et rédigeons un rapport qui est soumis à l’entreprise, avec l’ordre de faire cesser tout harcèlement. Bien sûr, des contrôles ont lieu par la suite, et il peut y avoir des sanctions, c’est l’effet dissuasif de cette loi.
L’ITM est-elle suffisamment dotée pour faire face à cette nouvelle mission ?
Nous n’avons reçu aucun moyen supplémentaire, et les discussions entamées avec Mobbing asbl dans l’idée d’absorber leur équipe, ont finalement tourné court.
Nous avons tout de même renforcé notre unité de quatre inspecteurs spécialisés dans le dialogue social avec 3,5 postes administratifs. Mais de manière globale, on court toujours après des effectifs suffisants.
Pour cet avocat spécialisé en droit du travail, c’est sur l’enquête menée par l’employeur en cas de harcèlement qu’il faut légiférer.
Maître David Giabbani voit chaque semaine défiler des salariés victimes de harcèlement au travail. S’il n’observe pas de tendance à la hausse, ces cas ne fléchissent pas non plus, et représentent un tiers des dossiers ouverts à son étude.
Ce qui lui fait dire – comme Marco Boly – que les 116 plaintes enregistrées par l’ITM l’an dernier sont loin de refléter la situation du harcèlement moral au Luxembourg. «Moi, je vois des gens en souffrance, qui travaillent dans des grandes sociétés, dont on loue par ailleurs la politique anti-harcèlement», pointe l’avocat.
Il détaille toute la complexité de ces dossiers : «Contrairement au harcèlement sexuel, basé sur des actes ou des paroles, le harcèlement moral relève aussi d’événements négatifs : comment prouver qu’on ne nous dit pas bonjour, ou qu’on est mis à l’écart?»
Il souligne, dans ce contexte, l’utilité de l’allègement de la charge de la preuve, que la loi luxembourgeoise ne prévoit pas, mais qui s’applique en France : «Cela instaure un certain équilibre entre plaignant et mis en cause, car le juge va aussi demander au harceleur de se dédouaner pour des faits difficiles à prouver».
Des investigations souvent bâclées
Mais pour Maître Giabbani, un autre point noir plombe ce type d’affaires : «L’enquête interne diligentée par l’employeur en cas de plainte pose un problème majeur. Et c’est là-dessus qu’il faut légiférer d’urgence à mon avis.» Il explique que ces investigations sont souvent bâclées, confiées à des personnes qui manquent de compétences en la matière, ou qui ne sont pas les mieux placées pour rester neutres.
Concernant la nouvelle loi, il estime que «le législateur s’est contenté de reprendre ce qui existait déjà dans la jurisprudence», et que la mobilisation de l’ITM, censée réagir en moins de 45 jours, se révèle plutôt sans effet puisqu’«elle n’y parvient pas, c’est ce qu’on constate sur le terrain.»