Des requins qui portent plainte devant la justice : c’est possible dans certains pays qui accordent à la nature les mêmes droits qu’aux humains. Un immense espoir pour les militants, au centre d’un documentaire projeté à la Cinémathèque ce lundi.
Dans son documentaire Green Justice. Quand la nature porte plainte, la journaliste engagée Stenka Quillet montre comment des militants d’un nouveau genre utilisent désormais le droit pour mieux sauvegarder l’environnement. Ces avocats spécialisés prennent le relais des ONG traditionnelles, et représentent des rivières, des forêts, des animaux sauvages, en parlant en leur nom dans les cours et tribunaux.
Des îles Galapagos en Équateur à la forêt de Bialowieza en Pologne, en passant par la France et la Nouvelle-Zélande, on découvre leur combat contre Goliath, et la façon dont ils obtiennent des victoires, là où d’autres ont échoué, déjouant les stratégies des multinationales et des États.
«L’idée était de mettre en lumière le travail de ces avocats et juristes qui proposent de protéger la nature en changeant le droit, c’est-à-dire en faisant d’elle une personnalité juridique, au même titre que les hommes ou les entreprises», confie Stenka Quillet, que nous avons contactée.
Une protection a priori
Principal avantage : ce procédé permet de préserver l’environnement a priori, et non plus avec des sanctions a posteriori, une fois les dégâts faits. «Concrètement, si demain une société veut installer une usine à proximité d’un fleuve protégé, elle doit lui demander son avis, en s’adressant à l’assemblée qui le représente.»
Un modèle qui peut sembler farfelu, mais pas tant que ça, puisqu’il est déjà mis en œuvre dans 37 pays du monde : essentiellement en Amérique latine, mais aussi aux États-Unis, où plusieurs lacs ou fleuves ont maintenant des droits qui leur sont propres. «En Europe, ce n’est pas encore d’actualité, même si des députés Verts portent ce projet», précise la réalisatrice.
Pour elle, ces nouveaux militants offrent surtout l’opportunité d’une véritable reconnexion à la Terre : «Protéger la nature, et lui donner des droits pour le faire elle-même, sont deux choses bien différentes. Ça nous pousse à développer un rapport nouveau avec la nature, en la replaçant au centre.»
«Grâce à la loi, les petits ont gagné»
Le film retrace notamment la bataille qui a opposé des militants écologistes à l’État polonais, assigné en justice en 2017 pour avoir mis en péril la forêt de Bialowieza, la plus ancienne d’Europe avec 20 000 espèces d’arbres auxquelles personne n’a touché depuis 12 000 ans. Or un ministre a tout à coup autorisé une campagne d’abattage massif – plus de 200 arbres par jour – au prétexte d’une invasion d’insectes. Démunis, les écologistes avaient tout tenté pour bloquer les machines, sans parvenir à stopper le massacre.
Le cabinet Client Earth, et ses équipes d’avocats engagés, avait alors attaqué la Pologne devant la Cour de justice de l’UE pour violation de la loi européenne en vigueur, car aucune étude d’impact sur le vivant n’avait été réalisée au préalable. La justice a fini par trancher en faveur de la forêt, infligeant à l’État membre une amende de 100 000 euros par jour d’abattage. «Grâce à la loi, les petits ont gagné», souligne un militant face à la caméra de Stenka Quillet.
L’Équateur a été beaucoup plus loin : là-bas, c’est la Constitution qui a été réécrite pour garantir les mêmes droits à la nature qu’aux êtres humains. Des tribus chamanes ont même participé à ce processus démocratique initié en 2007 par le nouveau président.
Et grâce à cette mesure, pour la première fois, des requins ont pu porter plainte. La province des îles Galapagos, où il est interdit de pêcher, abrite plus de 9 000 espèces de requins. En 2017, tandis que les gardes-côtes interceptent un chalutier chinois dans ces eaux protégées, ils découvrent 6 000 cadavres de requins dans ses cales, dont des espèces menacées.
L’opinion publique réagit vivement et réclame justice. Comme la loi le permet, des avocats plaideront au nom des requins et obtiendront des peines de prison ferme et 6 millions de dollars d’amende à l’encontre des braconniers. «La nature n’est plus un objet, mais une personne juridique», se réjouit une militante.
De quoi «changer les mentalités»
Et l’Équateur n’est plus une exception. Le documentaire montre ainsi la joie des Maoris de Nouvelle-Zélande, alors que le Parlement vient de reconnaître officiellement le fleuve Whanganui en tant qu’entité vivante, de sa source jusqu’à la mer. Désormais, les habitants le représentent et ont le pouvoir de mettre leur veto dès qu’un projet pourrait mettre cet écosystème en danger.
Plus proche de chez nous, en France, un groupement espère prochainement faire de même et créer une assemblée citoyenne pour défendre la Loire en tant qu’entité juridique. Le film rappelle, en effet, que pendant cinq ans, entre 1980 et 1985, du plutonium a été déversé dans le fleuve à la suite d’un accident survenu à la centrale nucléaire de Saint-Laurent-les-Eaux avec des conséquences désastreuses à très long terme. Le PDG de l’époque avait reconnu l’incident, des années plus tard, une fois à l’abri de la justice.
«Les nouveaux droits pour la nature n’en sont qu’à leur début, mais représentent un immense espoir face aux multinationales et à l’inertie des pouvoirs publics», conclut Stenka Quillet. «Après des années d’investigation sur ces sujets et quelques désillusions, je me dis qu’il y a peut-être là quelque chose de nouveau qui permettra enfin aux gens de changer de mentalité.»
Green Justice à la Cinémathèque
Le documentaire de Stenka Quillet, Green Justice, quand la nature porte plainte, sera projeté à la Cinémathèque ce lundi à 20 h 30 dans le cadre du cycle «Le monde en doc» soutenu par Attac Luxembourg et SOS Faim.
La projection sera suivie d’une discussion avec la réalisatrice qui sera présente autour de la question : comment la société civile peut-elle s’organiser pour déjouer les stratégies des multinationales et/ou des États, et réussir à protéger les droits humains et le vivant?
Billet d’entrée à 3,70 euros sur luxembourg-ticket.lu ou à la caisse du cinéma.
Greenpeace Luxembourg : «On suit tout ça de près»
Si le droit luxembourgeois ne se prête pas encore à ce mode d’action, les ONG locales commencent à s’y intéresser sérieusement.
Au Luxembourg, le cadre légal est encore loin de reconnaître une existence juridique propre à la nature, qui bénéficie pour l’instant de mesures de protection issues de directives européennes et d’un plan national stratégique. Mais les organisations et associations locales engagées pourraient bien impulser un changement.
«Les actions qu’on peut voir dans le documentaire montrent à quel point la justice et le droit peuvent constituer un levier efficace dans la défense de l’environnement», souligne Myrna Koster, en charge du volet justice climatique au sein de Greenpeace Luxembourg.
«C’est parce qu’au niveau politique les choses n’avancent pas assez vite que ces nouveaux moyens de pression émergent ces dernières années. On suit tout ça de près, d’autant que plusieurs de nos bureaux sont directement impliqués, comme en France, dans l’Affaire du siècle», précise-t-elle, citant la récente victoire juridique de quatre associations face à l’État français pour inaction contre le réchauffement climatique.
Alors, pourrait-on voir la même chose au Grand-Duché? Si ce n’est pas au programme pour l’instant, les ONG comptent sur une affaire en cours pour y voir plus clair : «Six jeunes Portugais ont lancé une procédure contre 33 pays, dont le Luxembourg, auprès de la Cour européenne des droits de l’homme. Ce dossier révélera si le gouvernement luxembourgeois agit suffisamment et dans quelle mesure il serait attaquable.»
Ce qui impliquerait de s’associer à des avocats, or le droit de l’environnement n’est pas courant au Luxembourg, là où d’autres pays comptent des cabinets entiers dédiés. «On en est loin», reconnaît Myrna Koster, «ce qui explique aussi pourquoi le chantier de la modification des textes de lois n’est pas à l’ordre du jour». Quant à réécrire la Constitution pour y inclure les droits de la nature, la militante assure que Greenpeace soutient l’idée : «Cela devrait faire partie du débat démocratique national.»
La projection du film Green Justice lundi soir en présence de la réalisatrice sera un premier pas dans ce sens puisque la coalition United for Climate Justice Luxembourg, qui réunit citoyens, activistes et ONG, a prévu d’entamer des discussions sur le sujet.