Récompensé par un Nobel de physique pour son procédé novateur de photographie en couleur, Gabriel Lippmann était un savant luxembourgeois dont la réputation s’est bâtie en France.
À l’occasion de la dernière cérémonie des prix Nobel le 9 octobre dernier, le nom de Gabriel Lippmann a succinctement refait surface. Comme un bref regard dans le passé du Grand-Duché. Né à Bonnevoie en 1845, ce physicien remporte le Nobel de physique en 1908 et reste pendant plus d’un siècle le seul Luxembourgeois avec un tel mérite. Puis, en 2011, Jules Hoffmann, lauréat en physiologie et médecine, devient le second de la liste mais le premier lorsque l’on associe prix Nobel et Luxembourg. Jusqu’à réduire son prédécesseur à quelques lignes de mention.
Pourtant, Gabriel Lippmann était un physicien de renom et son procédé de photographie en couleur, récompensé au Nobel, à la hauteur de son talent. «C’était révolutionnaire ce qu’il a fait, c’est encore un procédé unique et vraiment fascinant», s’exclame Pauline Martin, historienne de l’art spécialisée dans la photographie.
Ancienne conservatrice au musée suisse «Photo Élysée», cette dernière y a organisé une large exposition dédiée à ce Luxembourgeois, méconnu à tort. «Si vous ouvrez un livre d’histoire de la photographie, vous allez trouver, peut-être, une mention à peine de Gabriel Lippmann. C’est peu par rapport à son importance.»
«Un procédé qui n’a pas eu de succès commercial»
Aujourd’hui, il n’est pas certain que Gabriel Lippmann bénéficie de la reconnaissance que lui prêtait le Lëtzeburger Land en 1962 : «Parmi les hommes d’élite qui sont nés dans notre petit pays, il faut nommer en premier lieu Gabriel Lippmann, l’une des gloires de la physique». D’une part, l’ombre sur son œuvre peut s’expliquer par sa double nationalité. Né de parents français, le jeune Gabriel déménage de Bonnevoie pour Paris à l’âge de trois ans, lorsque son père y déplace son activité de gantier et de tanneur de cuir.
Trois ans à peine avant de ne plus jamais habiter au Luxembourg, son pays natal qui suivra ses travaux par voie de presse uniquement. Malgré tout, Gabriel Lippmann n’oublie pas ses racines au cours d’une vie rythmée entre la France et l’Allemagne. Le physicien accueille notamment des jeunes compatriotes venus faire leurs études scientifiques à Paris et devient membre honoraire de l’Institut grand-ducal.
Reconnue par ses contemporains, la renommée de l’enfant de Bonnevoie a plus difficilement traversé le temps. Bien que récompensé par un Nobel, son procédé de photographie en couleur ne s’est pas propagé hors de la confidentialité du monde scientifique. Conçu en 1891, «lorsque la photographie était uniquement en noir et blanc, c‘est un procédé qui n’a pourtant pas eu de succès commercial car il était très complexe et pas reproductible», explique Pauline Martin.
En bref, Gabriel Lippmann est parvenu à réaliser un procédé de photographie directe, «plutôt que de recréer la couleur de manière artificielle, par des pigments ou des colorants». Son invention repose sur sa propre théorie, avançant que les couleurs se propagent par longueur d’onde. Une théorie qu’il vérifie grâce à une gélatine photographique argentique où les ondes des couleurs, propres à chacune selon la longueur, s’impriment sur une plaque interférentielle. «Ensuite, vous devez orienter la plaque dans une direction afin de « rallumer« la longueur d’onde, ce qui permet aux couleurs de se recréer telles quelles.»
Les frères Lumière et Marie Curie
Face à l’ingéniosité de son procédé, «les frères Lumière ont travaillé avec lui afin d’améliorer la technique, car ils étaient intéressés par la reproduction des couleurs». Alors commerciaux avant de s’intéresser au cinéma, les deux frères abandonnent finalement leur collaboration avec le Luxembourgeois et découvrent, puis brevettent, le procédé autochrome en 1903. Ce dernier fonctionne par photographie indirecte mais est reproductible, sans le besoin d’un miroir au mercure comme avec Lippmann.
Il connaît donc «un succès commercial plus important que celui de Lippman, c’est pourquoi le procédé de ce dernier a été passablement oublié», à raison d’une vingtaine de praticiens seulement, selon l’historienne de l’art. «Mais il y en a encore un peu! Depuis dix ou vingt ans, il y a une résurgence des pratiques photographiques anciennes dont celle de Lippmann, mais ça reste minime.»
Père fondateur d’une branche de la photographie couleur qui n’a pas perduré, Gabriel Lippmann a davantage construit sa réputation dans d’autres domaines scientifiques. «La photographie interférentielle n’est qu’une recherche parmi d’autres.» Le Franco-Luxembourgeois a mené des travaux parmi les plus variés de la physique : thermodynamique, optique et électricité.
Une polyvalence qui le conduit à la chaire de physique de la Sorbonne en 1886, où il dirige notamment la thèse d’une certaine Marie Curie. Décrit comme «un philanthrope», le Luxembourgeois a dédié sa vie à la science, jusqu’à son dernier souffle. Missionné à 76 ans par le gouvernement français au Canada, il décède sur le paquebot France lors du voyage retour en 1921. À sa mort, il reçoit les honneurs de ses pairs pour son apport à la science, que son prix Nobel ne peut résumer, ainsi que celui de ses deux pays. Une plaque commémorative est notamment apposée sur sa maison natale à Bonnevoie, le berceau luxembourgeois d’un savant devenu une figure intellectuelle en France.
Il s’agit ici du premier volet d’une série de trois articles dédiés à des inventeurs luxembourgeois. Publiée chaque mardi, la série se poursuivra avec Henri Tudor, dans l’édition du 31 octobre, puis Guillaume Kroll, dans celle du 7 novembre.
Sa femme, l’oubliée du Nobel
Non nommée lorsque Gabriel Lippmann a reçu son Nobel, Laurence Lippmann, sa femme, aurait mérité de l’être, selon Pauline Martin. Fille de Victor Cherbuliez, écrivain et membre de l’Académie française, «elle était presque aussi active dans la photographie que lui». «Mais comme souvent, l’Histoire efface les femmes», regrette l’historienne de l’art, qui a plongé dans les archives et les échanges entre le physicien et sa femme, également collaboratrice.
Tandis que son conjoint s’attachait aux aspects scientifiques, Laurence Lippmann, elle, a notamment chapeauté l’aspect esthétique des photographies. Les clichés de paysages ou de portraits inscrits sur les plaques avaient «une iconographie très proche de ce qui intéressait les photographes de l’époque».
En voyage à Venise, le couple en a par exemple profité pour tester le procédé en faisant de nombreuses photographies dont «la porosité entre le milieu scientifique et photographique transparaît et probablement que sa femme a joué un rôle par rapport à cela».