Frank Engel, porte-parole du parti Fokus qu’il a cofondé il y a trois mois, décrit un monde qu’il juge à la dérive et n’exclut pas une extension territoriale de la guerre en Ukraine. Au Luxembourg, Fokus veut changer les choses.
Avec votre parti Fokus, vous appelez à une refondation politique dans un monde à la dérive. Qui en sont les responsables, selon vous?
Frank Engel : Les responsables sont ceux qui ignorent tant les réalités sociales que la géopolitique. À ce dernier égard, combien longtemps a-t-on affirmé qu’il fallait respecter la Russie, lui montrer des égards à la hauteur de ce qu’elle a été un jour. Où cela mène-t-il? À des guerres d’agression qui nous visent, au-delà de l’Ukraine. À la volonté d’anéantir le modèle de civilisation et culturel qui est le nôtre. Mais qui a péché par négligence. Si la Chine met Shanghai sous cloche, il y aura des pénuries dans un futur proche. L’Europe s’est mise dans une dépendance totale et nullement nécessaire. Je n’ai jamais été contre une saine mondialisation, mais je n’ai jamais compris pourquoi, en Europe, on serait soudainement devenu incapable de produire des vaccins, des médicaments, des souris d’ordinateur, et j’en passe. Ce constat a été fait en début de crise covid, mais rien n’a été entrepris pour nous remettre à produire. Au pire moment de la crise grecque, alors qu’il était clair que le pays allait se faire acheter par la Chine, aucun décideur politique européen ne s’y est opposé. Un port comme Le Pirée, on ne le vend pas à la Chine. Quant à la Russie, c’est un pays qui depuis 400 ans ne fait que piller, envahir, violer, tuer et brûler, et qui ne peut pas être un partenaire. Quand va-t-on le réaliser? Nos amis baltes et polonais ont sonné l’alarme, mais personne ne voulait les écouter. Le monde à la dérive, c’est qu’on a tous accepté que ça aille dans cette direction. Pour l’avenir, il faut être clair : on ne s’agenouille pas devant des gens qui ne méritent même pas une légère inclinaison de la tête.
Le parti que vous avez cofondé a présenté les premiers thèmes abordés dans vos groupes de travail. Le logement y figure en bonne place. Pensez-vous avoir une recette miracle?
Ça fait 30 ans qu’on décrit un problème du logement qu’on échoue lamentablement à résoudre. Au lieu de faire des misères de subventions qui, en fin de compte, ne font qu’augmenter les prix, prenons les terrains que nous avons, achetons-en d’autres et construisons en emphytéose, car j’ai la nette impression que beaucoup de gens achèteraient bien en emphytéose s’ils en avaient l’occasion. En pleine propriété, ce n’est plus possible vu les prix des terrains. Alors qu’attendons-nous encore? L’emphytéose est pour un siècle, c’est suffisant pour trois générations. Beaucoup de Luxembourgeois sont partis vivre outre frontière et beaucoup d’autres ne rentrent plus après leurs études, car ils se sont aperçus que l’on pouvait bien vivre ailleurs en ne faisant pas du logement l’obsession financière de toute sa vie.
Vous ne voulez plus d’un tel pays vous-même?
Voyons donc ce qui ne va plus. Nous attirons un nombre à cinq chiffres de gens chaque année, qui viennent décrocher des contrats de travail et veulent se loger. Les gens qui travaillent pour que nous puissions bien vivre et payer nos pensions ont aussi besoin d’un espace pour vivre. Il serait bon que nous le réalisions. Serions-nous prêts à contempler l’ensemble et dire que la croissance doit ralentir au risque d’entraîner un sérieux problème pour nos pensions? Ce débat-là a longtemps été suicidaire électoralement, mais il faudra bien l’affronter un jour. Les classes moyennes n’ont souvent plus les moyens de survivre décemment au Luxembourg à cause d’un sérieux problème d’adéquation des revenus par rapport au coût de la vie. Avec 3 000 euros par mois, on ne va pas très loin. Avec tous les prix qui explosent, énergies, produits alimentaires, si en plus de se saigner pour se loger ils ne peuvent plus circuler ou se nourrir, nous pourrions en arriver à une atmosphère réellement dangereuse.
Il s’agit souvent de personnes qui n’ont pas le droit de vote ici…
Oui. Mais je n’ai pas l’impression qu’ils sont des dizaines de milliers qui se plaignent de leur exclusion du vote national. Leur faible participation aux élections communales et européennes le prouve. D’ailleurs, le droit de vote des non-nationaux ne résoudra pas le problème d’équité de la société. Il y a une égalité de vie qui est plus importante et qui n’est plus garantie même entre Luxembourgeois. La différence entre service public et secteur privé y est pour quelque chose. Il faudra qu’on en parle.
Le premier devoir citoyen est aujourd’hui celui de comprendre l’essence de notre mode de vie et de le défendre
Vous allez en parler au sein de votre nouveau parti, encore faut-il qu’il se fasse une place sur la scène politique. Vous comptez encore en trouver?
Il y a sans doute de la place pour ceux qui veulent un vrai débat de société au lieu des platitudes dont sont aujourd’hui faites les séances parlementaires. Il y a de la place pour des gens nouveaux avec des idées moins usées et creuses que celles qui sont réchauffées depuis des décennies à chaque formation d’un gouvernement. Je veux que nous soyons le parti de la raison et de la responsabilité. Le parti qui n’adopte pas le discours des libertés sans bornes et des droits sans limites. Le parti qui affirme que la société a besoin d’équilibre entre droits et devoirs et que le temps est venu de les remettre en balance. De respecter chacun dans sa dignité personnelle, pour commencer. Le premier devoir citoyen est aujourd’hui celui de comprendre l’essence de notre mode de vie et de le défendre.
On ne peut pas s’empêcher de comparer votre démarche au mouvement créé par Macron, talonné de plus près encore par le Rassemblement national cinq ans plus tard. Rien n’a changé en France. Avez-vous le sentiment qu’avec Fokus vous parviendrez à faire changer les choses?
J’ai l’impression que nous avons la faculté de poser les problèmes de façon juste et honnête, ce qui requiert une certaine dose de courage. Comme En marche, nous ne saurions ni plaire à, ni rendre heureux tout le monde. Nous souhaitons poser clairement les choix et les options. Les temps sont tels et les contraintes internationales aussi qu’on ne peut plus faire de la politique pour plaisanter.
Vous pensez vraiment que les décideurs ont fait de la politique pour plaisanter?
Oui et surtout pour plaire. Ce luxe-là, plus personne ne l’a. Il y a déjà énormément de déçus et il y en aura encore plus. Et si, par-dessus tout, s’installait encore une morosité économique continentale, alimentée par une insécurité qui ne permet plus la planification, tout tournerait au vinaigre. Regardons les choses en face. La Chine d’aujourd’hui est plus totalitaire que dans les années 90, mais elle est notre meilleure partenaire dans presque tout. Le voisin russe ne jure plus que par l’occupation, pendant qu’il abreuve les naïfs de sa propagande mensongère et perverse. Je déteste les abominations russes en Ukraine, cela me dégoûte au plus haut point. Mais Poutine ne nous prendra au sérieux, nous et notre mode de vie, que quand il arrivera à la conclusion que nous-mêmes sommes disposés à nous battre pour nos idéaux. Encore faut-il en avoir. Tous ceux qui clament aujourd’hui que l’OTAN ne fera pas la guerre feraient bien de reconsidérer les options. Qu’est-ce qu’on fait si demain le dictateur de Moscou utilise une bombe sale à Kiev, un petit engin nucléaire particulièrement révoltant? Ou des armes chimiques? On ne se sentirait toujours pas concernés? Ce serait intenable. Il semblerait qu’actuellement en Russie, le discours sur cette « opération militaire spéciale » inclut tout naturellement le recours nécessaire à l’arme atomique. Il faudra bien montrer aux Russes que nous ne sommes pas disposés à vivre comme le veut un ancien sous-dirigeant d’une sous-unité du KGB, un mégalomane psychopathe qui a pété tous les plombs cérébraux à sa disposition et qui ne recule devant rien. Ce n’est pas une discussion pour la Spassgesellschaft (NDLR : société du divertissement).
Le petit Luxembourg ne peut pas faire grand-chose…
J’entends un ministre de la Défense dire que 2 % du PIB pour la défense, c’est impensable. Je le comprends à moitié, car en effet, ce seraient encore des fonds sans destination claire, nous n’avons ni les troupes ni les infrastructures. Mais qu’est-ce qui nous empêche de développer des pelotons qui seraient particulièrement utilisables pour certaines tâches dans des contextes internationaux? Nous n’avons jamais fait ça, mais ce n’est pas une raison pour ne pas y penser. D’autres petits pays le font, y compris sur d’autres continents. Je me dis qu’il doit y avoir des jeunes au Luxembourg intéressés par une carrière militaire si elle était un peu plus voyante que la parade militaire le jour de la fête nationale. De toute façon, ce n’est pas le Luxembourg tout seul qui déclarera une guerre, mais l’Alliance dont nous faisons partie pourrait bien être amenée à reconsidérer son « engagement sans engagement« .
C’est pour les attirer vers cette carrière que Fokus veut créer un service national citoyen?
Cela restera un service civil, mais ouvert au choix, bien évidemment. Cela se fait dans d’autres pays et il est devenu nécessaire de montrer aux jeunes générations que leur maison et leur cercle d’amis ne sont pas l’unique réalité qui existe dans ce pays. Ceux qui se côtoyaient à l’armée à l’époque, venant socialement de tous les horizons, y ont appris les mêmes comportements et réflexes, se sont rapprochés socialement. Aujourd’hui, on permettrait à des jeunes de toutes sortes de provenances géographiques de se rencontrer et de s’investir dans des projets communs.
Vous ne craignez pas d’être taxé de vieux réactionnaire?
Pour moi, la très grande problématique de cette société est qu’elle a oublié qu’elle a autant de devoirs que de droits. À chaque droit est assortie une responsabilité. Je ne peux pas être indifférent au sort de mon voisin pourvu que moi j’ai toutes les chances de mon côté. Ce n’est pas comme ça qu’une société est ordonnée et ce n’est pas comme ça qu’elle se défend. La démocratie libérale, c’est redevenu un combat.
Fokus se veut aussi un parti très écolo…
La décarbonation est sans alternative et ce n’est pas le moment de lâcher prise. Au contraire, c’est dans les situations adverses que les comportements peuvent changer. On sait très bien depuis des longues années qu’on ne va jamais satisfaire à nos objectifs climatiques si on n’investit pas massivement dans les énergies renouvelables, dont l’hydrogène. Au niveau de l’UE, c’est devenu un sujet stratégique à juste titre, et la Commission dit avoir conscience des futures nécessités d’importation. Vingt milliards d’euros issus du marché des quotas d’émission de CO2 ont été désignés pour financer des projets d’hydrogène vert en dehors de l’UE. Or il n’y a pas un euro qui a été concrètement investi jusque-là, et pas une goutte d’hydrogène vert supplémentaire et nous continuons de discuter pour savoir pendant combien de temps nous ne pourrons pas nous permettre de nous passer de gaz russe. Ce n’est qu’un aspect de la problématique, mais qui prouve que les grands discours ne sont pratiquement pas suivis d’effets. Il est grand temps que cela change. Si on peut protéger le climat et déloger les criminels de guerre en même temps, ce n’est pas une mauvaise combinaison.
Combien de membres compte le parti trois mois après sa création?
Le parti compte une bonne centaine de membres et ça augmente de façon régulière, mais sans agressivité. Nous n’avons d’ailleurs jamais procédé à du racolage. Il y a ceux qui s’imaginaient que nous étions un parti populiste en partance contre tout et tout le monde, ceux-là ont réalisé qu’ils ne seraient pas servis par nous et c’est tant mieux. On fera un congrès fondateur le 14 mai et on verra la suite.
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