Longtemps habitué à jouer en collectif, Michel Reis enchaîne les albums en solo. Après Short Stories, voilà son «petit frère», tout aussi délicat. Rencontre.
Il y a eu Mito (2018), suivi de Short Stories (2019). Pour la troisième fois d’une carrière entamée il y a presque vingt ans, le pianiste Michel Reis revient en solo avec For a Better Tomorrow, disque paisible et plein d’espoir. Une étape supplémentaire pour le musicien luxembourgeois, longtemps contenu au format du trio ou du quartette, comme le montrent onze titres qui jouent à l’équilibriste entre écriture et improvisation. Si le disque, enregistré d’un jet en Italie, ne sortira qu’en décembre, il en dévoile les charmes dès jeudi à Dudelange. L’occasion d’évoquer avec lui l’art du lâcher-prise, la musique de film, le chaos du monde et la récente disparition du clarinettiste Michel Pilz, avec lequel il a enregistré un album attendu pour 2024.
En dehors de Sly, vos quatre derniers albums sont des solos. Qu’est-ce qui a motivé ce changement ?
Michel Reis : Le solo, c’est un exercice que j’aime et vers lequel je reviens régulièrement. C’est une bulle d’oxygène, surtout quand on sort de gros projets. En trio, l’année dernière, il y a eu cet album enregistré avec l’OPL (NDLR : dont la sortie est prévue pour 2024) et cette création réalisée pour Esch 2022 (Synaesthesia). Ça fait beaucoup de boulot ! J’en suis sorti rincé, avec cette sensation d’avoir besoin de faire un saut en arrière. De me retrouver moi et mon instrument.
Je suis arrivé, on a enregistré et on est parti manger, quoi…
Être seul, est-ce que cela implique que tout est plus flexible, plus rapide ?
Oui, à condition que tout fonctionne. Que le piano, par exemple, soit en bon état, et que vous le soyez aussi ! Être seul, c’est en effet plus compliqué d’un point de vue psychologique. Il faut être prêt au bon moment, car il n’y a pas grand monde vers qui se tourner. Mais si on se sent à l’aise, ça roule ! Pour le coup, l’atmosphère au studio était bonne, le producteur (Ermanno Basso) connaît ma musique et est d’un soutien sans faille. En une journée et une seule prise, tout était dans la boîte. Je suis arrivé, on a enregistré et on est parti manger, quoi… (il rit) J’étais juste fatigué et le covid que j’ai eu quelques jours avant n’a rien arrangé. Cet état physique a joué un rôle dans l’atmosphère calme de l’album.
Y a-t-il un style «Reis» au piano ?
Ce n’est pas quelque chose que l’on prend en compte. On ne se dit jamais quand on rentre en studio : « Tiens, je vais faire un album dans ce style ». Ne pas se poser de questions, c’est la meilleure des manières pour trouver une signature. Et chercher à se définir, c’est déjà s’enfermer dans une case. Quand on regarde tous les grands musiciens, il n’y a pas forcément de ligne rouge, de régularité dans leurs projets. Alors, Keith Jarrett, ça reste du jazz, oui ou non ? Et Miles Davis ? J’aime à dire que le jazz, c’est un genre que l’on ne peut pas définir à 100 %. On essaye juste d’être le plus original possible, à défaut d’être innovant. Mais peut-être qu’un jour, on entendra ma musique et l’on dira : « Mais c’est du Michel Reis, ça! ». Qui sait.
Un journaliste de All About Jazz parle de vous comme d’un « conteur musical ». Qu’en pensez-vous ?
Il a raison, mais ça reste vague car tous les musiciens cherchent à raconter des histoires. Il y a des genres pour lesquels l’intention est plus claire, mais pour moi, c’est une volonté universelle, aussi bien pour John Williams, Frédéric Chopin ou John Coltrane ! Derrière mon piano, c’est ce que je cherche aussi à faire. D’ailleurs, mon dernier disque s’appelait Short Stories. Tout est dans le titre !
Qu’est-ce que « raconte » alors ce For a Better Tomorrow ? Tout est aussi dans le titre ?
(Il rit) C’est un message d’espoir, et non une prise de position politique. On vit des temps difficiles et si, à mon humble niveau, je peux offrir quelque chose de positif, tant mieux ! Je pense que l’art et la culture peuvent contribuer à rendre la vie meilleure, mais apparemment, ceux qui dirigent n’y sont pas sensibles, sinon, les décisions prises seraient différentes… Ici, c’est donc un sentiment que je partage, une manière aussi d’apporter un peu de douceur dans un monde de brutes.
C’est en effet un album tranquille, paisible…
C’est venu assez naturellement. C’est avant tout une question de sensation, de sensibilité, de réaction à un moment bien précis, lors de l’écriture et de l’enregistrement. Dans ce sens, ça aurait pu être tout l’opposé, quelque chose de plus nerveux, de plus dynamique. J’ai par ailleurs enregistré un autre album en quartette (avec Michel Pilz, Pit Dahm et Benoit Martiny). Musicalement, le résultat est bien plus « free » et va dans une tout autre direction.
For a Better Tomorrow partage des similitudes avec Short Stories. Sont-ils des albums « jumeaux » ?
Oui, d’une certaine manière. Derrière ces deux disques, il y a le même label (CAM JAZZ), le même producteur et la même façon d’enregistrer. Je vois ça comme une sorte de suite. Un petit frère en quelque sorte.
Concrètement, comment improvisez-vous ? Est-ce intellectuel ou, au contraire, quelque chose de spontané ?
Ça dépend si c’est une improvisation totale ou seulement sur une partie d’un morceau pour le coup défini. Disons qu’il y a des constantes. D’abord, on essaye toujours d’être dans le moment présent. Et ensuite, c’est l’expérience qui parle. Un bagage qui, et c’est là tout le paradoxe ou la magie de l’exercice, doit être oublié sur l’instant. Le principe est justement de ne pas y penser pour voir ce qui va arriver. Avec, au bout, de bonnes choses ou des choses complètement ratées ! Mais au final, ce sont les mains et les oreilles qui décident. Il n’y a rien de rationnel là-dedans.
On dit que le jazz est le « son de la surprise ». Dans ce sens, arrivez-vous à vous surprendre ?
Oui, ça arrive d’être agréablement surpris. Mais l’inverse marche également. D’ailleurs, je suis souvent déçu, voire pessimiste, quand je m’entends pour la première fois en studio. C’est aussi pour cela que l’on a un producteur à ses côtés, en mesure de trancher, de faire des choix. Moi, je n’y arrive pas, surtout quand ma confiance est entamée. L’idéal, c’est de prendre du recul et d’attendre une semaine avant d’écouter l’enregistrement. En général, ça passe mieux, mais ça n’arrive pour ainsi dire jamais ! Pour ce disque, il y a quand même des moments où je suis satisfait, à tel point qu’en les écoutant, je me dis que je ne serai plus capable de les reproduire.
Vous parliez justement d’irrationnel…
C’est bizarre, non ? Mais ça m’arrive aussi en trio. Il y a des morceaux quasi jamais joués, qui se développent en direct, et que l’on n’arrivera jamais à interpréter aussi bien plus tard. C’est que, quand on est trop préparé, ça casse l’effet de surprise. Un professeur m’a un jour conseillé de jouer en insécurité, d’avancer comme au bord d’une falaise. On est alors plus vigilant, à l’écoute. Quand on connaît un morceau à la perfection, souvent, le pilote automatique s’enclenche… D’ailleurs, et ce n’est pas une légende, Miles Davis et son second grand quintette n’ont jamais répété ensemble. Pour garder l’esprit « frais ».
Michel Pilz, c’était un mec bien, chaleureux. C’est une sacrée perte
For A Better Tomorrow est un disque à l’ADN cinématographique. Quel film pourrait-il alors accompagner, selon vous ?
Je ne sais pas, mais l’idée me plaît bien, même si le cinéma n’a, jusqu’à présent, jamais pensé à moi. Mais je me tiens prêt (il rit). À New York, j’ai un peu étudié la musique de film. Maintenant, dire lequel je pourrais éventuellement soutenir, ça, je n’en ai aucune idée. Mais j’ai toujours été fan des œuvres du réalisateur italien Giuseppe Tornatore, qui a souvent collaboré avec Ennio Morricone, ma grande idole. Dans cette lignée, je suis preneur !
Vous avez été l’un des derniers à collaborer avec le clarinettiste Michel Pilz, décédé le 2 novembre. Ça vous fait quoi ?
C’est triste. Et on ne pourra plus jouer à nouveau tous les quatre ensemble… C’était un grand, l’un des premiers du Luxembourg à être connu à l’international. Il avait ce jeu si expressif, inventif, à la hauteur de son idole de toujours, Éric Dolphy. C’était un mec bien, chaleureux, motivé à jouer avec les jeunes, à transmettre. Dans notre groupe, il était une sorte de chef d’orchestre, toujours là à nous motiver, à nous orienter, à chercher à en tirer le meilleur. Il avait une telle présence. C’est une sacrée perte.
Son décès vous a-t-il surpris ?
Un peu, oui. Il y a deux ans, pour l’enregistrement, il était alors en pleine forme. Idem en décembre 2022 à l’occasion des quinze ans de l’Opderschmelz, la dernière fois finalement où l’on aura joué ensemble. La seule chose positive, c’est qu’il a pu voir la pochette et entendre le mix avant de s’éteindre. Apparemment, ça lui a plu.
Comment s’appellera cet album ?
Pour l’instant, le titre, provisoire, est Mayhem, chaos en anglais. Dans l’air du temps, non ?
Demain à 20 h. Opderschmelz – Dudelange.
La sortie officielle de l’album est prévue le 1er décembre.