Le 23 juillet, le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) a publié les «Mauritius Leaks», révélant des schémas d’évasion fiscale au profit des multinationales. Les procédés mis en œuvre ressemblent à ceux en usage au Luxembourg.
L’île Maurice, ses plages paradisiaques, ses lagons aux eaux turquoise et… sa fiscalité à 3 % pour les multinationales. Le 23 juillet dernier, 18 médias dans le monde publiaient les «Mauritius Leaks» sous l’égide du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ). Soit quelque 200 000 documents confidentiels datant d’une période allant de 1999 à 2017 et ayant fuité du cabinet d’avocats Conyers Dill & Pearman.
À première vue, et comme cela fut le cas pour d’autres scandales comme les Panama Papers ou les Paradise Papers, rien d’illégal, mais une éthique d’autant plus mise à mal que les schémas d’optimisation fiscale révélés pénalisent en premier lieu des pays africains. Plus de 600 milliards de dollars d’actifs seraient logés à Maurice, tandis que l’évasion fiscale dans son ensemble ferait perdre plus de 50 milliards chaque année aux fiscs de pays africains, rapporte le quotidien Le Monde qui a participé à la publication de l’enquête de l’ICIJ.
«L’impact des stratégies agressives d’optimisation fiscale de l’impôt sur les sociétés est encore plus fort pour les pays en développement, puisqu’ils sont plus dépendants de l’impôt sur les sociétés que les pays développés. L’impôt sur les sociétés représente 15 % des recettes fiscales totales en Afrique et en Amérique latine, contre 9 % dans les pays de l’OCDE», analysait ainsi le 23 juillet la Commission indépendante pour la réforme de l’impôt international sur les sociétés (ICRICT), une organisation plaidant pour une réforme de la fiscalité des multinationales et comptant parmi ses membres le prix Nobel d’économie Joseph Sitglitz et l’économiste Thomas Piketty.
Des filiales sans activité
Sur son site internet, l’ICIJ publie les noms de quelque 200 multinationales ayant ouvert des filiales sur cette île afin d’échapper aux impôts dans les pays africains où elles exercent réellement leurs activités et réalisent leurs bénéfices. Les multinationales rémunèrent leurs filiales mauriciennes pour des services factices, comme des prêts intragroupe ou des redevances.
Les profits transférés vers Maurice sont en moyenne imposés à 3 %, alors que le taux statutaire y est fixé à 15 %. Des dispositions légales permettent même de bénéficier d’une imposition nulle sur certains profits. Dans la plupart des cas, ces filiales n’ont pas de réelles activités à Maurice et sont de simples boîtes aux lettres ou sociétés écrans n’employant pas plus d’une personne.
Parmi les bénéficiaires se trouvent de nombreux groupes indiens, historiquement les premiers à avoir utilisé la fiscalité avantageuse proposée par l’île. Entreprises et banques chinoises sont aussi fortement présentes, Pékin ayant substantiellement augmenté son poids économique en Afrique ces 20 dernières années. L’on y trouve également des Européens comme Porsche, Total ou plus étonnamment la BEI, la Banque européenne d’investissement (lire ci-dessous).
De très nombreuses banques européennes et américaines figurent par ailleurs parmi les clients du cabinet d’avocats mauricien, montrant une nouvelle fois la responsabilité prépondérante de l’industrie bancaire et financière dans l’évasion fiscale.
Deux conventions avec le Luxembourg
Toujours selon l’ICRICT, une étude de la Banque mondiale atteste que «les pertes de recettes subies par les pays d’Afrique subsaharienne du fait de la conclusion d’une convention fiscale avec Maurice se situent entre 15 et 25 % des recettes de l’impôt sur le revenu des sociétés». Ces milliards d’euros échappent aux recettes publiques de quelques-uns des pays les plus pauvres. En retour, ces conventions fiscales sont censées faciliter la hausse de l’investissement direct étranger dans les pays qui concluent des accords avec Maurice. Mais dans les faits, il n’en est rien.
Cet argent manque donc cruellement à la lutte contre la pauvreté et au développement d’infrastructures dans des pays déjà lourdement affectés.
Maurice a signé des traités de non double imposition avec 45 pays dont le Luxembourg (un premier en 1996 et un second en 2016). Parmi les 15 pays africains qui ont passé de tels accords avec l’île, deux (le Kenya et le Malawi) sont en train de les renégocier, tandis que deux autres (le Sénégal et le Lesotho) entendent en faire de même. Le Sénégal estime à 150 millions de francs CFA les pertes fiscales annuelles induites par cette convention, soit 23 millions d’euros.
Des ressemblances avec le Grand-Duché
Pays de 1,5 million d’habitants se caractérisant par une solide stabilité politique, Maurice profite pleinement de cette «industrie fiscale» qui l’a fait passer de statut de pays en développement à celui de pays émergent. Signe de cette prospérité acquise au détriment du continent africain, les immeubles et tours de verre et d’acier poussent comme des champignons dans les rues de Port-Louis, la capitale.
Ces singularités ne sont pas sans rappeler le Luxembourg. Mais la comparaison ne s’arrête pas là : pour attirer les profits, Maurice joue sur des ressorts également employés par le Grand-Duché afin de permettre aux multinationales de soustraire les bénéfices qu’elles réalisent dans d’autres pays européens. «L’île Maurice est bien le Luxembourg de l’Afrique», commente Will Fitzgibbon, un journaliste de l’ICIJ, interrogé par TV5 Monde.
L’on y retrouve ainsi une imposition faible ou nulle des plus-values, des dividendes, intérêts et redevances, autant de recettes qui ont fait le succès de la place financière luxembourgeoise. Maurice garantit en surplus l’anonymat et n’impose pas les successions et les donations.
Ces dernières années, l’île a été souvent épinglée par l’OCDE pour ces pratiques et figure sur la «liste grise des paradis fiscaux» dressée par l’Union européenne. Alors que les conventions fiscales conclues avec d’autres pays constituent l’ossature de ce système, Port-Louis ne manque pas de souligner que des pays comme le Luxembourg, l’Irlande ou le Royaume-Uni font de même sans s’attirer les foudres de l’OCDE et de l’UE. Et comme cela est le cas dans d’autres îles exotiques vilipendées pour leur fiscalité, les autorités mauriciennes rappellent aussi qu’elles appliquent des règles du jeu instituées par les Européens.
Fabien Grasser
Les 200 000 documents issus du cabinet d’avocats mauricien Conyers Dill & Pearman et transmis à l’ICIJ sur une clé USB comportent les noms parfois exotiques d’au moins 200 sociétés dont les bénéficiaires sont des multinationales ou des banques bien connues du grand public. L’ICIJ a publié cette liste sur son site internet (www.icij.org).
Il en va ainsi d’African Automotive Trading, une société domiciliée à Maurice depuis mai 2014 et qui dissimule une filiale du constructeur automobile allemand Porsche.
Autre nom connu, le fabricant américain d’électroménager Whirlpool est client de Conyers Dill & Pearman depuis 1994. La société est au cœur d’un scandale en France où elle a fermé son usine d’Amiens pour la délocaliser en Pologne afin de profiter de salaires plus bas alors qu’elle avait obtenu de confortables aides des pouvoirs publics français. De la même manière qu’il joue de la concurrence sociale, Whirlpool, déjà épinglé dans les Panama Papers, use de la concurrence fiscale. La société a notamment utilisé Maurice pour effectuer un discret transfert d’actions entre deux de ses filiales domiciliées au Luxembourg, selon les documents de l’ICIJ.
Très présent dans l’exploitation pétrolière en Afrique, le groupe français Total figure également parmi les clients du cabinet d’avocats mauricien. C’est aussi le cas de la chaîne de grande distribution américaine Wal Mart ou de l’agence de notation Moody’s.
Géant du courtage pétrolier et de l’affrètement maritime, le Suisse Trafigura possède une filiale à Maurice depuis 2008. Ce groupe, déjà connu pour ses pratiques d’optimisation fiscale, a en outre été mêlé au scandale du détournement du programme «pétrole contre nourriture» de l’ONU en Irak entre 1996 et 2003. Il est également au cœur du scandale Probo Koala, du nom d’un navire dont le chargement toxique avait été déversé, en septembre 2006, sur onze décharges d’Abidjan, en Côte d’Ivoire, provoquant la mort d’au moins 17 personnes et l’intoxication de dizaines de milliers d’autres.
Plus incongrue est la présence de la Banque européenne d’investissement (BEI), l’institution financière de l’UE dont le siège se trouve à Luxembourg. Dans la liste publiée par l’ICIJ, elle apparaît à travers deux sociétés domiciliées à Maurice depuis 2011 : Omnicane Ethanol Production Ltd et Airport Hotel Limited. Interrogée en amont de la publication de l’enquête le 23 juillet, la BEI a refusé de commenter ces informations.
Parmi les banques privées possédant des filiales hébergées par le cabinet Conyers Dill & Pearman, l’on retrouve les habituels UBS, Citigroup, BNP Paribas, Deutsche Bank, Goldman Sachs ou encore HSBC et Morgan Stanley. Business as usual en somme.