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Fatima Rougi, du Planning familial : «Notre combat va dans le sens de l’Histoire»


Fatima Rougi n’a pas peur de dire ce qu’elle pense et de défendre les valeurs véhiculées par le Planning familial. (photos Alain Rischard)

Fatima Rougi est membre du conseil d’administration du Planning familial depuis maintenant dix ans. Féministe engagée, elle revient sur les combats menés par l’association, les défis actuels et les urgences à venir, entre précarité croissante, pénurie de personnel médical et recrudescence des IST.

Dans une société en constante évolution, où les questions liées à la santé sexuelle, à l’éducation affective et à l’égalité des genres prennent une importance croissante, le Planning familial luxembourgeois joue un rôle essentiel. Acteur engagé depuis maintenant 60 ans, il offre un espace d’écoute, de soutien et d’accompagnement à toutes les personnes, sans distinction d’âge, de genre ou d’origine. L’association s’impose désormais comme un pilier dans la promotion d’une sexualité libre, informée et respectueuse.

Fatima Rougi, membre du conseil d’administration du Planning depuis dix ans, revient pour nous sur les grandes étapes de ces 60 dernières années, tout en rappelant les combats actuels, mis à mal par la montée des extrêmes aux quatre coins du monde.

Vous avez réalisé l’an dernier plus de 21 300 consultations dans les trois centres du Planning familial disponibles au Luxembourg : arrivez-vous à suivre la cadence, notamment en termes de personnel médical et de ressources ?

Fatima Rougi : Nous arrivons à tenir la cadence, oui, mais il y a évidemment des manquements. Nous avons une équipe motivée et engagée, qui doit faire un peu de tout : de l’accueil, de l’écoute, de la qualité de soins… Nous manquons surtout de personnel médical spécialisé, notamment en ce qui concerne l’éducation sexuelle et affective. C’est compliqué de recruter. Là, ça fait presque un an, même un peu plus, que nous cherchons un médecin gynécologue. C’est très difficile. Nous avons passé des appels dans plein de pays, pas juste au Luxembourg, mais ça ne prend pas. Et du coup, ça nous bloque : les médecins doivent faire une demi-journée à Ettelbruck, puis descendre à Esch par exemple; c’est un peu comme un jeu du Tetris. Donc manque de moyens et de personnel, oui, mais aussi problème de recrutement.

Ça rallonge forcément les délais pour les consultations. Cela fait plusieurs années que nous demandons aussi la création de postes de sages-femmes : cela permettrait d’alléger un peu le travail des médecins. Nous faisons au mieux, comme toujours. Mais pour garantir un accès rapide et équitable à tous nos services, il faudrait vraiment qu’on ait plus de moyens et donc forcément une reconnaissance politique et budgétaire poussée.

L’an dernier, vous preniez en charge de plus en plus d’individus en grande précarité : c’est toujours le cas ?

Oui, c’est toujours le cas. Selon Eurostat, la précarité féminine touche 22 % des femmes au Luxembourg. Ce n’est pas nouveau, nous avions déjà lancé un gros signal d’alarme au moment du Covid-19 pour dire que les premières touchées par la précarité, le travail à mi-temps, tout ça, ce sont les femmes. Et forcément, nous constatons sur le terrain qu’il y a des femmes qui ne peuvent pas aller voir un gynécologue, qui sont très heureuses que la contraception et les tampons soient désormais gratuits… Mais ce que nous constatons, c’est que, malgré notre appel, la précarité continue d’augmenter, surtout dans les foyers monoparentaux, qui sont souvent menés par des femmes. Elles cumulent, cela fait un effet boule de neige et ça va de mal en pis.

Tout est lié : le niveau de salaire, le coût du logement. Beaucoup de choses s’entremêlent et nos équipes sont parfois dépassées. Nous voyons aussi qu’il y a de plus en plus de personnes qui viennent nous voir sans avoir de couverture sociale. C’est en hausse permanente. Des personnes qui ne sont pas rattachées à la Sécurité sociale. C’est pour cela que nous voudrions une généralisation du tiers payant social et de la couverture universelle des soins de santé.

Le Planning est là pour ça, pour aider ces personnes précaires. Mais si nous n’augmentons pas notre personnel, cela va devenir très compliqué. Il faut trouver un équilibre.

On assiste à une recrudescence des infections sexuellement transmissibles (IST) au Luxembourg, notamment en ce qui concerne la syphilis ou encore la chlamydia. Comment expliquer cela ?

C’est vraiment la grosse inquiétude au Planning familial. Nous ne comprenons pas vraiment pourquoi le préservatif n’est plus automatique. C’est quelque chose qui nous attriste. Ça fait peur aussi. Les jeunes sont vraiment réticents à en porter, c’est une pratique qui s’est perdue. Je pense que la génération précédente a grandi avec la peur du sida : aujourd’hui, beaucoup se disent : « C’est bon, c’est plus un problème, on en guérit, tout va bien« . Mais il y a plein d’autres maladies et infections sexuellement transmissibles qui peuvent être dangereuses. Il y a une vraie méconnaissance et un tabou autour des IST.

Je pense qu’il faudrait une campagne nationale sur ces questions, mais ça reste compliqué de parler de chlamydia ou de syphilis à ses proches. Nous faisons énormément de dépistages et nous distribuons gratuitement des préservatifs, mais cela ne suffit pas. Il y a un souci et ça veut dire que les politiques doivent faire quelque chose. Il faut déjà intégrer la gratuité du préservatif avec les autres moyens de contraception. Et mener une campagne sur le plan national sur les IST. Nous n’allons pas dans le bon sens actuellement.

Les ados apprennent plus vite ce qu’est un gang-bang qu’un stérilet

Justement, les jeunes sont très présents sur les réseaux sociaux et s’informent particulièrement via ces ressources. Quels impacts ont-ils sur votre travail au Planning familial ?

Les réseaux sociaux, ça chamboule tout. Dans tous les métiers, toute la société. Nous ne faisons pas exception. Il y a beaucoup de fake news, beaucoup d’informations qui circulent. Cela pose énormément de défis pour nos équipes. Ça alimente la peur, la culpabilité, les idées reçues, le manque de confiance en soi, surtout chez les jeunes. Je me dis toujours que si j’avais eu les mêmes outils à leur âge, je ne serais peut-être pas l’adulte d’aujourd’hui. C’est quelque chose qui m’inquiète à titre personnel, en tant que citoyenne lambda, luxembourgeoise, mais aussi pour le Planning.

Ce que nous voyons, nous, c’est surtout l’usage intempestif et massif de la pornographie chez les jeunes. Ça chamboule vraiment beaucoup la perception du corps, des genres et de la sexualité auprès des jeunes. Ils accèdent à des informations et à des images sans même avoir les infos de base. Je pense que les ados apprennent plus vite ce que c’est qu’un gang-bang qu’un stérilet. C’est très problématique, cela crée des attentes, des stéréotypes et des clichés très difficiles à défaire.

Il ne s’agit pas de diaboliser non plus les réseaux sociaux : nous essayons de les utiliser intelligemment pour remettre de la nuance, du respect, du vrai en fait, dans un espace numérique saturé de messages erronés, toxiques et violents.

Pour cette féministe engagée, le combat ne fait que commencer.

La montée des extrêmes vous inquiète-t-elle, ici au Luxembourg, notamment pour les droits des femmes ?

Oui, c’est quelque chose que nous craignons. Nous avons l’impression d’être un peu dans un îlot au Luxembourg, à l’abri des extrêmes. Mais c’est faux. Ils progressent partout. Nous sommes très attentifs, vigilants. La vigilance, c’est un peu le maître-mot de notre militantisme d’ailleurs. Nous essayons vraiment de faire attention à tout ce qui peut faire reculer les droits pour lesquels nous nous sommes battus. C’est pour cela que l’inscription de l’IVG dans la Constitution est nécessaire, même si elle n’est pas encore remise en cause. À quoi ça sert de défendre un droit au moment où il est menacé ? Vous êtes supporter d’une équipe de football uniquement quand elle gagne ?

Nous sommes aussi touchés au Luxembourg : le Planning fait peut-être consensus auprès du gouvernement et de beaucoup d’institutions et d’associations, mais beaucoup détestent aussi nos valeurs. Chacun son combat. Je dirais que le nôtre va dans le sens de l’Histoire, plutôt que dans le passé.

Personnellement, j’estime que ce qui se passe actuellement, internationalement, dans plein de pays, la montée des extrêmes, en France, aux États-Unis, en Pologne, c’est un peu le dernier cri d’un animal qui agonise. Il sent qu’il va mourir donc il crie encore un peu. Il sait que l’Histoire ne va pas dans son sens et qu’il va bientôt mourir.

Le Planning familial fête ses 60 ans d’existence cette année. Quels sont, selon vous, les accomplissements majeurs de l’association luxembourgeoise depuis sa création ?

Sa création, c’est déjà beaucoup ! (elle rit). Le principal combat du Planning familial depuis ses débuts, c’est le droit à l’autodétermination de tous, pas que les femmes, en matière de sexualité et de reproduction. C’est la liberté totale, de pouvoir faire ce qu’on veut, en toute responsabilité, en ayant toujours les bonnes infos. Et du coup, nous parlons forcément d’avortement, qui est l’un de nos gros combats, engagé dès les années 1960. Aujourd’hui, l’accès à l’IVG est encadré et remboursé, mais il y a beaucoup d’étapes menées par le Planning. Il faut se rendre compte du travail hallucinant mené par les associations pour que la société change.

Notre deuxième victoire, c’est l’éducation sexuelle et affective. Enfin, victoire… non, nous n’avons pas encore gagné, mais c’est un combat quotidien. Notre équipe est très active sur le sujet. C’est quelque chose que nous avons développé au fil des ans parce qu’il y avait une demande et un manque. Et là aussi, c’est de la prévention : plus on commence tôt, plus on peut se prémunir de certaines choses néfastes. Nous pouvons parler de violences, de consentement, de menstruation, reproduction, de genre… Il faut donner toutes les infos pour que les adultes de demain puissent vivre une sexualité épanouie.

Et puis le troisième pilier qui est très important pour nous, c’est la lutte contre les violences sexuelles et sexistes. Il y a encore beaucoup de travail à faire là-dessus, mais nous remarquons qu’il y a des associations comme La Voix des survivant(e)s par exemple, qui prennent le sujet à bras-le-corps, avec lesquelles nous travaillons énormément aussi. Nous allons dans la bonne voie, je pense.

Ces trois gros axes sont toujours là dans l’ADN du Planning. En 60 ans, nous sommes toujours aussi présents sur le terrain, avec un gros réseau d’associations. Nous avons un tissu associatif au Luxembourg qui est quand même assez fort. Nous fêtons 60 ans de droits acquis. Pour l’instant. Mais nous célébrons aussi 60 ans de… beaucoup d’autres choses à venir !

Soixante ans, c’est vieux… mais en même temps, c’est jeune, parce qu’il y a encore beaucoup à faire

Comment les missions et priorités de l’association ont-elles évolué au fil des décennies ?

Nous nous adaptons aux enjeux contemporains. Le monde évolue très vite, il y a beaucoup de nouvelles thématiques qui émergent. Nous essayons donc vraiment d’avoir des retours du terrain pour inclure les nouvelles thématiques, préoccupations dans nos plaidoyers. Par exemple, récemment, nous avons remarqué qu’il y avait beaucoup de fausses informations qui circulaient sur la pilule du lendemain. Nous avons donc créé un outil dédié, un petit flyer pour offrir une information neutre et transparente. Le terrain bouge sans cesse, donc nous bougeons avec lui. Nous faisons beaucoup de développement de contenus éducatifs sur Instagram notamment, et en plusieurs langues. Luxembourg est très cosmopolite, il faut s’adapter ! Nous faisons des brochures en farsi, en ukrainien, en arabe… Nous regardons quels sont réellement les besoins.

Aujourd’hui, le rôle du Planning familial est transversal, multifonction, tout terrain. C’est un centre de soins, un espace d’écoute, un organe de plaidoyer, un pôle de formation… Nous restons une association phare du pays et un levier de transformation sociale. Ce n’est que le début, vous savez. Soixante ans c’est vieux, mais en même temps, c’est jeune parce qu’il y a encore beaucoup à faire. Nous ne nous arrêterons jamais. Je ne pense pas qu’un jour, nous dirons : « OK c’est terminé, le boulot est fait, rentrons à la maison« .

Quelles sont vos principales revendications et les principaux défis que vous anticipez pour les années à venir ?

Il y en a tellement ! Nous militons actuellement pour une demande d’allongement du délai d’avortement à 14 semaines plutôt que 12 actuellement. Cela éviterait des départs à l’étranger. Et nous voulons, à l’égal de la France, l’inscription du droit à l’avortement dans la Constitution luxembourgeoise. Parce que ce qu’une loi peut faire, elle peut aussi facilement le défaire.

Nous revendiquons aussi l’imprescriptibilité des délits sexuels. L’accès libre, universel et gratuit à la santé sexuelle et reproductive. Cela inclut l’éducation à la vie affective et sexuelle dès l’école, la contraception, l’avortement, ainsi que des services respectueux et inclusifs pour tous et toutes. La reconnaissance des droits sexuels et reproductifs comme des droits humains fondamentaux aussi. Ce ne sont pas des privilèges, des opinions : ce sont des droits. Nous avons plein d’idées, cela ne fait que commencer !

Repères

État civil. Fatima Rougi est née à Temsamane, au Maroc. Elle est célibataire, avec un chat (important!).

Planning familial. Elle est membre du conseil d’administration de l’association depuis dix ans.

Campagne. C’est elle qui est à l’origine de la «taxe tampon», qui a mené à un changement de législation sur les produits menstruels : la TVA est ainsi passée de 23 à 17 %.

Journalisme. Elle fait des études de journalisme à Aix-en-Provence et à Grenoble. Elle a été journaliste pendant plusieurs années au sein du groupe Editpress avant de devenir attachée de presse.

Origines. Fatima Rougi est fière d’être maroco-luxembourgeoise, n’en déplaise à certains. Elle a grandi en Corse avant de venir s’installer au Luxembourg. Un esprit très cosmopolite!