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«Face au racisme, des patients développent des maladies physiques»


La docteure en psychologie sociale, Racky Ka-Sy, explique que le racisme ordinaire subi peut mener à la dépression. (Photos : didier sylvestre)

La psychologue Racky Ka-Sy, spécialiste de l’impact physique et mental du racisme, détaille comment il gangrène le quotidien des personnes racisées et nourrit la charge raciale.

De passage à Luxembourg pour un atelier destiné au personnel de l’Éducation nationale, la consultante et psychologue française Racky Ka-Sy, spécialiste de l’impact du racisme et des discriminations, explique comment d’anciennes croyances héritées du passé persistent dans la société sous forme de préjugés. Elle pointe aussi les problématiques spécifiques auxquelles sont confrontées les victimes de racisme, et les conséquences de cette violence quotidienne sur leur vie.

Comment se manifeste le racisme aujourd’hui?

Racky Ka-Sy : Il est présent dans tous les milieux et dans toutes les situations, dès que plusieurs personnes se côtoient. En famille, à l’école, au travail, dans la rue, au restaurant, en vacances, partout. Et il est important de noter que le racisme de 2024 n’est pas différent de celui de 1904, à ceci près que d’autres formes d’expression sont apparues, comme les réseaux sociaux. Les idées exprimées, elles, sont toujours les mêmes. Depuis des siècles.

Quelles personnes sont visées?

Toute personne qu’on n’associe pas à la catégorie « blanche« . Le racisme, c’est deux choses : une idéologie, qui consiste à faire la distinction entre des groupes humains qui seraient imperméables entre eux, et dont le mélange serait contre-nature. Et une hiérarchisation, c’est-à-dire qu’on juge certains groupes supérieurs à d’autres – les personnes blanches étant tout en haut de cette pyramide. Cette vision conditionne la manière dont on interagit les uns avec les autres. On va manifester de l’hostilité, estimer que ces groupes sont moins intelligents, moins beaux, moins compétents. Le racisme, c’est cette idée que l’autre est moins que moi.

D’où viennent ces croyances?

Dans l’histoire de l’humanité, il y a toujours eu de l’hostilité entre les groupes humains. Mais on peut les situer à 400 ans en arrière, au moment du commerce triangulaire et de l’esclavage. Si l’objectif premier était économique, on s’est largement appuyé sur les thèses racistes pour justifier de déshumaniser les personnes venant d’Afrique. Puis, entre le XVe et le XVIIIe siècle, il y a eu de nombreux écrits, des théories présentées comme scientifiques par des chercheurs et médecins. Des phrénologues étudiaient la forme du crâne humain et soutenaient que les personnes noires étaient inférieures, car leur tête était plus petite. Des thèses imposées comme vérité absolue. Tout ça est resté.

Cet héritage peut-il expliquer le racisme ordinaire d’aujourd’hui?

Oui, parce que ces croyances, tout le monde les connaît, et elles nous influencent. Il est compliqué d’en prendre conscience. Nous sommes au bout de l’héritage, mais les peurs perdurent. Si vous marchez dans la rue en croisant un homme racisé, vous changez de trottoir. Pas besoin d’avoir de la haine, cela relève de l’émotion : je ne me sens pas à l’aise. Ou plus subtil encore : ne pas s’asseoir à côté d’une personne noire dans le bus.

On pense que le racisme, c’est quelque chose de très explicite, alors qu’en réalité, il s’exprime aussi à travers nos choix, et dans la manière dont on considère l’autre. Dans l’espace public, les personnes blanches vont recevoir des sourires, tandis qu’on va se montrer expéditif avec une personne racisée, ne pas lui tenir la porte, fermer l’ascenseur, ne pas la regarder dans les yeux.

Tout ça, à chaque minute, dans chaque situation de la vie quotidienne.

Oui. Et on peut y ajouter toutes les réflexions qui vont ramener la personne à ses origines. Des remarques sur ses cheveux, ses goûts, etc. L’autre est constamment renvoyé à quelque chose d’étrange, d’ailleurs, qui n’est pas comme nous. Moi, je sais que dans la rue, je suis avant tout perçue comme une femme noire. Et je connais les préjugés associés : en colère, vulgaire, toujours en retard, qui sent mauvais. J’ai conscience que les autres me voient comme ça, ce qui crée une charge raciale.

J’ai des patients qui ont développé des maladies physiques

Pouvez-vous expliquer ce qu’est la charge raciale? 

Le fait de savoir qu’on est perçu ainsi, fait qu’on va s’appliquer à prouver le contraire. On a envie de refléter une image positive, donc on va faire le maximum pour contrer ces stéréotypes. Avec toute la pression que cela représente puisque, comme on l’a vu, ces situations sont très nombreuses au cours d’une journée. Arriver à l’heure, bien s’habiller, parler doucement, dire bonjour : je n’ai pas le droit à l’erreur. Où que je sois, quelle que soit la situation sociale, au moindre écart, on va me renvoyer à mes origines. La charge raciale pèse à chaque instant et tout au long de la vie.

J’imagine que ce n’est pas sans conséquence?

Évidemment, cette pression permanente provoque un stress et peut affecter la santé. J’ai des patients qui ont développé des maladies physiques à force d’être confrontés au racisme : douleurs, maux de ventre, migraines, maladies auto-immunes. « On ne veut pas de gens comme vous« , c’est extrêmement violent. Dans la rue, on entend des réflexions, au travail, c’est un collègue qui va faire une énième remarque raciste sous couvert de l’humour. Vous voyez comment les agressions s’accumulent? Ça finit par avoir des répercussions sur la santé, entraînant de la dépression, parce qu’il y a une forme d’épuisement.

Et chez les enfants?

Malheureusement, ça commence très tôt, dès l’école maternelle. « On ne joue pas avec toi à cause de ta couleur marron« , ça peut être très perturbant. Et dans l’orientation scolaire, les préjugés peuvent décourager certains enfants racisés de poursuivre leurs études dans les filières les plus valorisées. Avec cette idée, qu’ils ont intégrée, qu’ils ne sont pas suffisamment intelligents. Ils absorbent tous les autres préjugés racistes d’ailleurs, des études le prouvent. Ils grandissent en pensant qu’ils doivent changer ce qu’ils sont.

Cette étude comporte énormément d’exemples, et aucun ne m’a surprise. Le racisme décrit par les victimes au Luxembourg est le même qu’en France. Par contre, je suis toujours atterrée de voir à quel point les discours racistes sont décomplexés, alors qu’ils sont condamnés par la loi.

Comment chacun peut-il agir pour améliorer les choses?

Aux personnes non racisées : la prochaine fois que vous prenez les transports, si vous voyez une personne qui ne vous ressemble pas, observez vos pensées. Qu’êtes-vous en train de vous dire? Manifestez-vous de la distance ou êtes-vous prêt à créer du lien? Peut-être contribuez-vous au système. Nous sommes tous héritiers de cette histoire qu’on n’a pas construite : à nous de prendre nos responsabilités et de mettre fin au racisme.

Aux victimes : prenez soin de vous. Quand on s’effondre, ce n’est pas à cause de soi, ni parce qu’on est faible, c’est parce que le racisme est une violence et qu’on est humain. Développez votre confiance en vous, votre estime de vous-mêmes, votre résilience : nous ne sommes pas inférieurs aux autres, nous sommes aussi bons, et nos cultures, nos langues, nos traditions ont tout autant de valeur que celles des autres. Cultivez la fierté, et n’hésitez pas à quitter un environnement toxique, car votre santé est un capital unique.

Quant aux enfants racisés, «ils grandissent en pensant qu’ils doivent changer ce qu’ils sont».

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