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[Exposition] Raymond Clement, la boîte (à images) de jazz


Nombre de portraits de jazzmen signés Raymond Clement, comme ici celui de Don Cherry, expriment l’effort que les musiciens donnent pour leur musique.

La Bibliothèque nationale expose une sélection de portraits de pointures du jazz par le photographe Raymond Clement, intenses et à la limite de l’expressionnisme.

Au mois d’octobre, l’une des plus fameuses expositions photographiques d’un artiste luxembourgeois fêtera «ses 50 printemps» : «Family of Jazz» fut inaugurée à l’automne 1975, à l’hôtel de ville de Nancy, lors de la deuxième édition du festival Nancy Jazz Pulsations (NJP). Un demi-siècle plus tard, l’exposition, qui regroupe de formidables portraits des pointures du genre, a vu du pays : ses tournées l’ont amenée à Berlin, Bruxelles, Athènes, Varsovie et aux quatre coins des États-Unis.

Au Luxembourg, où elle s’est déjà faufilée un peu partout, elle revient à la Bibliothèque nationale (BnL) dans le cadre du Mois européen de la photographie (EMOP), mais dans une version «abrégée», signale Raymond Clement, l’auteur des clichés, mis à l’honneur à travers une vingtaine de portraits (contre 150 dans l’exposition d’origine) qu’il appelle, à juste titre, ses «classiques». Même si l’artiste en a produit d’autres, à la radio, où il a présenté entre 1977 et 2002 une émission de jazz sur RTL, ou sur scène, en tant que musicien – de jazz, forcément, que pratiquent aussi son fils, Maurice, et son petit-fils, Mathieu.

Dans cette nouvelle itération de l’exposition originelle, on croise Charles Mingus, Lionel Hampton, Ornette Coleman, Ella Fitzgerald… Sans oublier deux totems, incontournables pour avoir tant apporté à la musique et, plus indirectement, pour avoir transformé la pratique du photographe. Duke Ellington, pionnier du jazz, a fait l’objet du tout premier cliché musical de Raymond Clement, pris lors du passage du «Duke» au festival de Wiltz en 1970.

Quant à sa première photo de Miles Davis, sur une scène berlinoise en 1983, le photographe, qui travaillait jusque-là exclusivement en noir et blanc, a dû échanger ses dernières pellicules auprès d’un collègue contre un film couleur afin de capturer correctement le costume de scène rouge écarlate de celui que l’on surnommait «The Prince of Darkness»… Miles Davis se retrouvera à de nombreuses autres occasions dans l’objectif de Raymond Clement, dont son avant-dernier concert en Europe, le 26 juillet 1991, à Wiltz – deux mois et deux jours avant sa mort.

Visages déformés

Si cette «Family of Jazz» – le titre est un clin d’œil à «Family of Man», l’exposition conçue par Edward Steichen en 1955 – n’a jamais cessé de s’agrandir, avec le passage à la photo couleur, la place donnée aux talents luxembourgeois et l’usage, plus tard, d’un appareil digital, cette exposition se «concentre sur les tirages originaux en noir et blanc» datés des deux premières décennies du projet, indique la commissaire, Nadine Abel-Esslingen, chargée de collections à la BnL. Raymond Clement apprécie : «Je l’ai invitée à choisir les photos qu’elle souhaitait pour cette exposition, et j’aimais beaucoup l’idée de ne montrer que les tirages classiques.» Ces derniers, réalisés par l’artiste lui-même, «donnent une vision toute particulière de son talent» à la limite de l’«expressionnisme», dit Nadine Abel-Esslingen. C’est aussi le cas des deux seules photos en couleur en ouverture de l’exposition, celles de Miles Davis.

Je puise mon énergie dans le jazz et la nature

Ce qui frappe, en effet, dans les tirages exposés à la BnL, c’est d’abord l’expression de ces visages ultraconcentrés, et pour certains déformés par l’effort que demande l’instrument, mais aussi la façon dont l’artiste parvient à capturer le mouvement, ici en jouant avec le flou (chez Miles Davis ou Sonny Rollins), là en donnant l’impression que le sujet va sortir du cadre et que l’on pourrait même entendre sa musique (avec Charlie Mingus ou Lionel Hampton). «Il a vraiment le don de la précision, du bon moment pour prendre sa photo. Ce qui fait la différence, c’est qu’il est lui-même musicien de jazz, il parle ce langage», abonde Nadine Abel-Esslingen, qui dit avoir un faible pour une photo d’Ella Fitzgerald, à qui une main anonyme, sur le bord gauche du cadre, lance un bouquet de fleurs.

Et puisque le jazz n’a jamais été uniquement une affaire de musique, la commissaire souligne que les portraits accrochés dans la salle de lecture de la BnL ont été choisis aussi pour ce qu’ils ont de politique : «Avec le débat sur les relations raciales aux États-Unis et ce racisme décomplexé qui revient chez nous, les portraits de Raymond Clement m’ont aussi questionnée sur la visibilité de ces artistes et leur acceptation dans la société en tant que personnes.»

Et d’offrir une «continuation» avec une deuxième partie d’exposition sur le développement des scènes jazz aux États-Unis et à Paris, dans les années 1920, où sont évoqués le blackface, les premiers clubs de jazz interdits aux personnes noires… On continue de tirer les fils qui relient Raymond Clement à toutes ces problématiques politiques et sociales, et l’on peut même regarder plus loin, jusqu’à sa sensibilité écologiste, au cœur de son autre grande série photographique étalée sur plusieurs décennies, «Nature’s Luxembourg». À 80 ans, l’appareil photo toujours à portée de main, Raymond Clement continue de l’affirmer : «Je puise mon énergie dans le jazz et la nature!»

«Raymond Clement – Le jazz
à fleur de peau». Jusqu’au 21 juin.
Bibliothèque nationale – Luxembourg.