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[Exposition] Plein soleil sur les sœurs Krecké


Elisabeth et Carine Krecké dans la chapelle de la Charité à Arles. (Photo : philippe praliaud)

Depuis plus de vingt ans, les jumelles Carine et Elisabeth Krecké développent une œuvre hybride, entre enquête et fiction. Habituées aux zones d’ombre du numérique, les voilà en pleine lumière à Arles. Portrait.

Au Luxembourg, il arrive parfois que l’art contemporain se pratique à quatre mains. Dans ces duos, des couples qui conjuguent les plaisirs, sautant de l’atelier à la cuisine, du créatif à la vie de tous les jours. Plus rares sont les fratries, bien qu’il en existe (Karolina et Filip Markiewicz, Marco et Fábio Godinho…). Dans ce sens, Carine et Elisabeth Krecké font figure d’exception, puisqu’elles sont jumelles. Une particularité dans le paysage national qui, après plus de vingt années de production à l’exposition trop discrète, prend cette année la lumière.

En effet, les sœurs sont à l’honneur des Rencontres d’Arles, haut lieu de la photographie mondiale où chaque été, le Grand-Duché se met sur la pointe des pieds pour tutoyer les plus grands. Ainsi, depuis une semaine et demie, elles occupent la chapelle de la Charité avec un projet marquant sur la guerre en Syrie. Dix jours intensifs faits de visites, de rencontres et de discussions qu’elles imaginent festifs, mais avec modération. «Il va falloir aller doucement sur le champagne!», rigolent-elles avant de partir pour le sud de la France.

C’est en effet depuis l’Espagne et la ville d’Alicante, leur seconde maison dans laquelle elles aimeraient passer «plus de temps», que les deux frangines se confient dans un va-et-vient instinctif. Il était déjà visible au Casino, en mai, lors de la présentation de l’exposition «Perdre le nord», encadrée par le commissaire Kevin Muhlen et soutenue par l’association Lët’z Arles : quand l’une parle, l’autre acquiesce de la tête, la reprend ou termine ses phrases dans un mouvement de lèvres. Et inversement. «On est toujours en phase», dit Carine, l’aînée pour seulement cinq minutes. Elisabeth corrige : «Il y a une controverse : notre père croit qu’ils ont inversé les bébés, et notre mère non. Si ça se trouve, c’est moi Carine!» (elle rit). Plus sûr, une date de naissance (le 13 mai 1965) et deux lieux où elles passent leur enfance : Vianden et Wahlhausen.

De la toute transparence à l’hypersurveillance

Vite, chez elles, le dessin et la peinture prennent toute la place, dans une famille pourtant dépourvue de tout «modèle artistique». Qu’importe : Elisabeth s’imagine déjà quitter les études à 15 ans. Elle y restera plus longtemps, apprenant l’économie jusqu’à l’enseigner à l’université. Et c’est finalement sa sœur qui poursuivra leur passion, s’engageant sur la voie des arts (et des lettres). Malgré un parcours différent, elles s’entendent sur le même point : chercher «à mieux comprendre le monde» à travers leurs métiers respectifs. Un accommodement idéal pour continuer à s’inspirer, à s’orienter… «L’une a toujours le pied dans les projets de l’autre», soutient la cadette.

Cette volonté de «casser les frontières et les disciplines» va accoucher d’une pratique «hybride», aucunement «académique». «Souvent, les gens me demandent : « Tu fais de la peinture ? Du dessin ? De la photographie ?«  En réalité, je n’en sais rien!», lâche Carine dans un sourire, qui enchaîne : «On s’adapte et on utilise les médiums qui nous paraissent les plus appropriés pour parler de tel ou tel phénomène. On a inventé une méthode» qui emprunte autant au cinéma qu’à la littérature, et tient en deux mots : «liberté» et «rigueur».

Le monde est comme une drôle de fiction, imprévisible, sauf qu’on ne peut pas zapper

Deux extrémités entre lesquelles se glissent les sœurs, qui louent leur gémellité : «Avoir quelqu’un qui vous aide et avec qui on peut échanger, c’est une chance!», argumente Carine. Elisabeth prend le relais : «Artistiquement, c’est fabuleux : on a un retour immédiat sur ce que l’on fait, et il n’y a aucune rivalité. On est un peu comme une seule personne repartie dans deux corps». Une singulière entité qui, à la suite de la révolution numérique, va faire d’internet son terrain de jeu. Un univers «fascinant et effrayant». Elisabeth, spécialiste en géopolitique, déroule : «Il est brillant, bling-bling, efficace…

Mais derrière le côté pratique et la toute transparence, il y a aussi l’hypersurveillance, jusqu’à nos banques!». Des réseaux sociaux aux cartes disponibles en ligne, elles scrutent, s’y perdent et tombent parfois dans des «trous». Comme la fois où elles repèrent l’image d’un homme se baladant dans une ville américaine avec un Kalachnikov sous le bras («Dakotagate»). Ou quand elles survolent depuis l’écran Juárez, au Mexique, pour se rendre compte des représentations de la violence dans cette métropole vue comme la plus dangereuse du monde («404 Not Found»).

«J’arrête! Ça me mène où, tout ça ?»

Parmi les sept projets réalisés depuis leurs débuts (avec «Fictitious Photographs» en tête de liste, montré au Casino en 2003), le dernier a été particulièrement éprouvant. En 2019, Carine Krecké, candide sur la situation syrienne, découvre une série de photos sur Google Maps montrant la destruction d’Arbin, ville de la banlieue nord-est de Damas. Ces images la frappent et la poussent dans une chasse à l’information. «Quelqu’un documentait un génocide visible, incontestable, et personne n’en avait jamais entendu parler», se remémore-t-elle. L’enquêtrice «dans son sofa», pour reprendre l’expression de William Burroughs, va tirer sur le fil sans en voir le bout. Elisabeth voit alors sa sœur broyer du noir. «Je l’ai vue souffrir de regarder toutes ces atrocités. À un moment, elle était dépressive, écœurée. Elle ne comprenait pas qu’on ne dise rien dans les médias.» Mais cette dernière n’arrive pas à «détourner le regard», bien qu’elle craigne de n’arriver nulle part. «Un jour, j’ai dit à Elisabeth : « J’arrête! Ça me mène où, tout ça ? »».

Elle tient toutefois le choc, décidée à montrer la guerre à sa manière, à interroger les angles morts au gré des forums et autres plateformes d’échange, quand elle ne recueille pas les témoignages directement auprès d’acteurs locaux croisés sur X ou Reddit. «On voit des gens prendre des risques, être affectés, d’autres disparaître», souffle-t-elle, «indignée» par l’indifférence générale. «Je savais ce qu’était le régime de Bachar al-Assad avant tout le monde.» Alors qu’elle se sent dans la peau d’une écrivaine, «engagée dans quelque chose de long, sans fin», elle trouve le «bout du tunnel» grâce aux aléas de l’Histoire : d’abord sa sélection en septembre pour les Rencontres d’Arles.

Ensuite avec la chute du régime syrien deux mois plus tard. Subitement, elle se sent «libérée», bien qu’elle en parle aujourd’hui avec détachement et ironie : «Durant tout ce temps, j’aurais pu faire plein de choses, comme m’occuper de ma carrière par exemple!» (elle rit).

La Syrie, un «reflet» d’elle-même

Aux Rencontres d’Arles, celle-ci prend, par ruissellement, de la carrure. Sur place, confie-t-on, «l’exposition fascine les visiteurs» et «questionne». Elisabeth, qui, pour «Perdre le nord», agit en tant que collaboratrice, est heureuse pour Carine. «Elle est souvent dans l’ombre, et ce genre de reconnaissance lui fait du bien. Elle a donné le meilleur d’elle-même. Ça va lui donner de l’élan», promet-elle. «Surprise» d’être là, avec un projet moins «photographique que plastique», sa jumelle tempère : «Je ne suis pas de ces artistes qui veulent le succès, se montrer partout. La Syrie est un peu comme mon reflet : on ne la voit pas et on ne parle pas beaucoup d’elle», dit-elle avant de reconnaître, bonne joueuse : «C’est vrai, je suis contente de le vivre une fois en grande pompe, mais ce n’est pas ce qui m’a motivée». Ses intentions, comme celles de sa sœur, restent les mêmes : jouer avec les oppositions et les paradoxes (la vérité et le mensonge, la fiction et la réalité, la petite et la grande Histoire).

L’objectif, lui non plus, n’a jamais varié : dépeindre un monde également «ambivalent», «captivant» et «inquiétant». «Il est comme une drôle de fiction, imprévisible, sauf qu’on ne peut pas zapper», définit Elisabeth. Pour autant, alors que le festival défend un programme «engagé», ni l’une ni l’autre ne se reconnaît dans le terme. «Oui, c’est politique, car on parle de guerre. Mais ce n’est pas engagé, car on ne défend aucune chapelle, aucun drapeau. Pour nous, c’est la ligne rouge à ne pas franchir.»

Une question de distance, précise encore Carine, qui sort une phrase de Georges Didi-Huberman pour justifier leur position : «Trop loin, on perd de vue. Trop près, on perd la vue». Plus «analystes» que «productrices d’images», elles défendent, plus que tout, un statut à Arles : celui de «raconteuses d’histoires». «Il y a des héros anonymes qui ont risqué leur vie et celle de leur famille pour parler de la Syrie. Mais le monde n’a pas entendu leur appel. Face à ces sacrifices et à ces morts, c’est à ceux qui sont derrière d’en parler.»

«Perdre le nord» Jusqu’au 5 octobre. Chapelle de la Charité (Arles) www.letzarles.lu