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[Exposition] L’invisible veut se faire voir au Cercle Cité


Intéressé par la «mise à mort de l’industrie Kodak», l’artiste belge Lucas Leffler questionne l’histoire de la photographie et ses techniques. (photo lucas leffler)

À l’occasion du Mois européen de la photographie (EMOP), le Cercle Cité présente le travail de cinq artistes questionnant les multiples réalités que renferme un cliché.

Les cinq artistes exposés dès aujourd’hui dans l’espace Ratskeller du Cercle Cité sont d’âges et d’origines différents, et ont chacun une manière bien personnelle de pratiquer la photographie. Pourtant, à travers les thèmes évoqués par leurs œuvres, la transformation des partis pris techniques (composition, tirage, impression…) en déclarations politico-artistiques ou l’exploration d’univers en apparence inaccessibles, tous se fondent ici en un écho – ou, plutôt, deux.

Le titre de l’exposition, «Presence-Absence, Visible-Invisible», est à cet égard assez clair : il invoque des problématiques inhérentes à la pratique de la photographie en elle-même, qui brassent, de la question du hors-champ jusqu’aux fake news et au recours grandissant à l’intelligence artificielle pour la création d’images, tout un ensemble de réflexions ayant évolué en même temps que la discipline, mais qui gardent invariablement une part de mystère.

Yann Annicchiarico, noir intense

L’un des deux régionaux de l’étape se distingue par sa technique unique, à travers laquelle la photographie invite le vivant et le minéral à se rencontrer. Pour l’impressionnant projet Berlin Nights (2023), Yann Annicchiarico s’est rendu, à l’occasion d’une résidence dans la capitale allemande, à l’extérieur de la ville, «à la lisière de la campagne», pour photographier le sol à l’aide d’un scanner.

L’artiste réinvente ici le concept de camera obscura en improvisant une chambre noire en plein air et en pleine nuit, immortalisant des paysages comme on ne les a jamais vus, la lumière du scanner attirant même les papillons de nuit, dont les silhouettes et les mouvements laissent leur marque sur une image dans laquelle domine un noir profond qui évoque celui des tableaux de Pierre Soulages, à la différence que celui des photos du Luxembourgeois est, en quelque sorte, naturel.

Les «images vivantes» de Marco Godinho

Les photographies lenticulaires de Marco Godinho peuvent représenter un poème, une mer montante ou des mains feuilletant un carnet, elles impliquent toujours, même indirectement, une forme de narration. Le dispositif, qui dans le même cadre peut contenir jusqu’à sept images, recrée continuellement l’œuvre selon la position du spectateur.

L’artiste luxembourgeois parle même d’«images vivantes», jamais figées, jouant sur l’effet d’optique qui voit les images se superposer. Ainsi, un portrait de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, «trouvé sur internet», est reproduit en miroir à l’intérieur du même cadre : si l’on se place face à l’œuvre, le visage doublé de l’auteur se fond en un seul, ses yeux fermés laissant apparaître une sorte de «troisième œil» au milieu de son front. Borges, atteint de cécité, convoque par sa seule présence dans le travail de Marco Godinho l’idée de présence-absence.

Les vraies-fausses archives de Paulo Simão

En lice pour le prix Arendt, Paulo Simão dit avoir «commencé la photo sur le tard, en 2017». Aujourd’hui âgé de 52 ans, le Portugais présente au Cercle Cité une partie de sa série Erased (2021), avec laquelle il se réapproprie et déforme des photos d’archives issues de la Bibliothèque du Congrès américain représentant des statues, dont certaines de personnages historiques controversés.

Dans ses créations, Simão supprime les personnages pour ne garder que les socles : un parti pris «politique», admet-il, en réaction à cet «aspect selon lequel la photographie ne peut que nous montrer des choses réelles». L’artiste, qui pour son tout premier projet avait photographié un «faux voyage en Corée du Nord», veut «montrer ce qui n’est pas à l’image». Ici, il «pousse plus loin» encore le concept, en transformant ses images digitales en photographies analogiques, à l’inverse du chemin normalement emprunté, créant ainsi de toutes pièces de «nouvelles archives».

Lucas Leffler revisite l’histoire de la photo

Le plus jeune des cinq artistes exposés au Cercle Cité, Lucas Leffler, effectue «depuis trois ans» un travail de «recherche sur le déclin de l’industrie Kodak». Réutilisant des archives de la destruction du bâtiment historique de la marque référence de la photo à Chalon-sur-Saône, en 2007, Leffler joue sur la «mise à mort d’une industrie centenaire», qui a démocratisé la pratique photographique et redéfini son histoire, en imprimant ses clichés, capturés à l’origine avec les premiers appareils numériques grand public, sur une plaque de métal et selon un savoir-faire complexe qui remonte aux origines de la photo, repensant de cette manière la pratique à l’ère numérique.

La mémoire brûlée de Raisan Hameed

Irakien installé en Allemagne, Raisan Hameed n’a pas d’album photo de famille, tout au plus lui reste-t-il quelques clichés de l’enfance, marquée par la guerre. Pour la série Embers of Narratives (2023-2025), il s’empare lui aussi d’archives, celles des vues de Mossoul – sa ville natale – sur Google Street View, pour faire un récit visuel et autobiographique de la violence et de la destruction.

Une destruction que l’artiste inflige lui-même volontairement aux images, imprimées selon un processus thermique laissant la chaleur de l’outil d’impression marquer l’image, qui se retrouve comme «brûlée». À travers ce travail qui s’affiche en grand, comme on déroulerait une pellicule géante, l’artiste transcende l’invisible (car perdu ou détruit, ou encore parce qu’il n’existe que dans les souvenirs de l’artiste) en le recréant avec son langage propre.

Jusqu’au 29 juin. Cercle Cité – Luxembourg.

EMOP : le Luxembourg
au cœur d’un «projet commun»

Le Mois européen de la photographie, évènement bisannuel incontournable dédié au «huitième art», a été initié en 2004 à Paris, Berlin et Vienne, trois capitales rapidement suivies notamment par Luxembourg, sous les yeux attentifs de Paul di Felice et Pierre Stiwer, cofondateurs du magazine Café-Crème et de l’ASBL éponyme. «En vingt ans, nous avons assisté à la rencontre entre Paris et Berlin, puis vu le projet évoluer, avec des villes qui ont disparu et d’autres qui nous ont rejoints», se souvient Pierre Stiwer, lui aussi présent depuis la création du réseau European Month of Photography, en 2006, à l’initiative de l’association luxembourgeoise.

La formule actuelle de l’EMOP, dans laquelle «chaque ville organise sa propre programmation», est liée aux difficultés financières à «déplacer et transporter» une même exposition dans plusieurs pays; pour autant, Paul di Felice souligne que la diversité des expositions selon le pays n’entrave en rien ce grand «projet commun». Au contraire, l’EMOP est un «réseau qui a la particularité de faire connaître nos artistes luxembourgeois à l’étranger et de faire découvrir ici des artistes installés ou émergents de Paris, Berlin, Bruxelles, Lisbonne» et d’ailleurs, poursuit son président.

Témoins de l’ampleur gagnée par cette initiative, pas moins de 27 expositions – dont certaines déjà en cours, comme celle de la Villa Vauban dédiée à Michel Majerus ou celle de Lisa Oppenheim, au Mudam, qui réinterprète le travail d’Edward Steichen – sont organisées, à Luxembourg, mais aussi ailleurs dans le pays, à Esch-sur-Alzette, Dudelange ou Clervaux.

En vingt ans d’existence et dix éditions, le volet luxembourgeois du Mois européen de la photographie a organisé «plus de 200 expositions» et invité «plus de 500 artistes». Parmi ces derniers, les plus remarqués sont sans aucun doute les lauréats du prix Arendt, décerné à chaque édition depuis 2013 dans le souci de faire perdurer le lien entre l’évènement et «les artistes émergents» sur la scène européenne. Cette année, ils sont au nombre de cinq : Marta Djourina (Bulgarie), Sylvie Bonnot (France), Raisan Hameed (Irak/Allemagne), Simon Lehner (Autriche) et Paulo Simão (Portugal). La remise du prix aura lieu le 15 mai.

www.emoplux.lu

www.europeanmonthofphotography.org