Requins, cochons, Daffy Duck, Bambi… L’Allemande Cosima von Bonin installe au Mudam son animalerie pop pour faire passer une réflexion engagée et insolente.
Avec la rétrospective consacrée à Cosima von Bonin, le Mudam complète un trio d’expositions synthétisant les envies et problématiques, muséales ou purement artistiques, que la directrice, Bettina Steinbrügge, souhaite porter en symboles de l’institution luxembourgeoise. Les œuvres de Xanti Schawinsky (jusqu’au 5 janvier 2025) replace le Suisse oublié comme figure fondatrice de la peinture performative, du graphisme et du design au siècle dernier, tout en redonnant au musée l’intérêt pour l’art moderne qu’il porte dans son nom; les pionnières de l’art numérique, au cœur de «Radical Software» (jusqu’au 2 février 2025), éclairent sur les avancées technologiques de la production artistique à travers une perspective féministe. Les sculptures et tableaux de Cosima von Bonin, à la croisée du pop art et de l’art contemporain conceptuel, usent du détournement, de la parodie et de l’exagération pour dissimuler un discours politisé.
L’artiste allemande, née au Kenya, élevée en Autriche et installée à Cologne, a pour coutume de revendiquer son art comme une forme de «vol», piochant allègrement dans l’imaginaire culturel du monde capitaliste. Figure omniprésente dans son parcours d’artiste, Daffy Duck, le fameux canard des Looney Tunes rival de Bugs Bunny, y est représenté sous toutes ses coutures. L’humour grotesque colle à la peau du personnage, et Cosima von Bonin s’empare d’une telle référence intemporelle pour faire ressortir ses attributs les plus vils : colérique, égoïste, lâche, cruel…
Le paradoxe Daffy Duck
À l’interpréter selon l’ambiance de l’époque, on identifie un peu facilement Daffy à un Donald Trump, autre personnage bouffon au prénom de canard : dans les panneaux textiles qui composent la série Open Your Shirt Please (2019), Daffy multiplie les mouvements et poses cartoonesques pour ne pas être effacé par l’écran noir et la mention «The End» qui le feraient disparaître. La sculpture grandeur nature Church of Daffy (2023) l’érige même en messie, que l’on imagine prêcher ses théories stupides.
Mais chez Cosima von Bonin, ce petit personnage culte illustre aussi un grand paradoxe humain : drôle car pitoyable, Daffy Duck symbolise aussi l’échec, vers lequel filent sans exception toutes ses entreprises, aussi cupides et démesurées qu’elles soient. Le canard peut ainsi être vu comme incarnation de la combativité et de la résilience – des valeurs profondément humaines – comme contre-pouvoir vis-à-vis des imperfections qu’une société dangereusement lisse nous intime de corriger par tous les moyens. C’est que l’artiste, une autodidacte qui a forcé son entrée dans le monde de l’art, revendique comme valeurs personnelles l’oisiveté et le dilettantisme, incompatibles avec les grandes idées qui ont fait du monde occidental un temple libéralisme et de la planète tout entière un objet d’expériences post-capitalistes.
Sous l’océan
L’exposition «Songs for Gay Dogs» rassemble un ensemble de productions artistiques réalisées au cours des dix dernières années, donnant à voir le panorama des grandes idées qui traversent son œuvre. Par son anthropomorphisme, Daffy Duck a valeur de symbole, mais il est loin d’être le seul. À l’autre bout du spectre, on trouve Bambi, le célèbre faon de Disney, incarnation par excellence de la mignonnerie : Cosima von Bonin défait les dynamiques du regard sur l’animal humanisé par le dessin, opposant l’innocence qu’il évoque aux termes «gaslighting» et «love bombing», liés à la dénonciation de la domination masculine et aux abus psychologiques au sein du couple.
Intéressée par les sous-entendus libres d’interprétation que contient son discours politique féroce, Cosima von Bonin a aussi fait sien l’océan, univers encore trop méconnu par l’homme et regorgeant de secrets, comme autre emblème de son univers. La série What if it Barks (2018), disposée au Mudam en une seule grande installation, rassemble des requins, baleines et autres poissons : en surface, c’est le désir de domination de l’humain qui est pointé du doigt – d’autres œuvres étendent ce même discours à la militarisation globalisée ou au système de production à grande échelle. Mais sous les profondeurs – soit dans les détails –, sa critique vise les mensonges largement acceptés sur lesquels reposent toute l’idéologie de la société actuelle. Et Cosima von Bonin de combiner tous ses discours et figures fétiches en une seule grande installation, réalisée pour cette occasion et in situ, dans le grand hall, jouant toujours avec humour sur la notion de démesure. Pour en saisir toute l’ironie, il faut – littéralement – prendre de la hauteur.
Jusqu’au 2 mars 2025.
Mudam – Luxembourg.